« In the Women’s Sportlight »: une étude des chroniques sportives de Myrtle Cook dans le Montreal Daily Star, 1929-1930
Élise Detellier, Université de Montréal[1]


Résumé

Cet article étudie les chroniques sportives de la médaillée olympique Myrtle Cook parues entre les mois d’avril 1929 et de mars 1930 dans le quotidien The Montreal Daily Star. Plus qu’un simple compte-rendu descriptif de l’actualité sportive, celles-ci servent de tribune à Cook pour favoriser le développement des sports féminins à Montréal. En tant que médaillée olympique, elle encourage les femmes à prendre part à des compétitions de haut niveau. Ce faisant, elle conteste certains experts qui cherchent à en circonscrire, et même à en interdire, l’accès aux femmes. Par la même occasion, elle critique le concept de « nature féminine » qui fonde leur discours, de même que l’organisation genrée de la société industrielle. Remettant en question la suprématie physique et sociale des hommes, son discours peut être considéré comme une véritable contestation de la hiérarchie qui découle des rapports de genre tels qu’ils sont construits au Québec au tournant des années 1930.


Lorsqu’au mois d’avril 1929, Myrtle Cook fait ses débuts comme chroniqueuse sportive au quotidien The Montreal Daily Star, elle est l’une des athlètes féminines les plus connues du Canada. « The World’s Fastest Girl »[2], comme la surnomme alors ce journal, détient le record mondial de la course du cent mètres et est l’une des médaillées d’or de la course à relais du quatre fois cent mètres des Jeux olympiques d’Amsterdam de 1928. À Toronto, sa ville natale, Cook a également aidé à la fondation du Ladies Athletic Amateur Club au début des années 1920. Elle y fut directrice de la section de l’athlétisme et entraîneuse jusqu’à son déménagement à Montréal, où elle s’installe à la suite de son mariage avec Lloyd McGowan, un chroniqueur sportif du Montreal Daily Star. À Montréal, elle poursuit sa carrière sportive, participe activement au développement des sports féminins dans cette ville et entame une carrière journalistique dans le même journal que son mari.[3]

De 1929 à 1969, de manière quotidienne, puis hebdomadaire à partir de 1944, ses chroniques, intitulées « In the Women’s Sportlight »[4], informent sur les activités sportives féminines tant dans l’île de Montréal qu’aux niveaux provincial, national et international. Plus qu’un simple compte-rendu descriptif, ses chroniques lui servent de tribune pour commenter les sports féminins. Publiées dans la section des sports, celles-ci se distinguent des articles s’adressant aux femmes qui, à l’époque, paraissent généralement dans les pages féminines des journaux ou dans des magazines féminins (Mann, Dream of Nation 185). Cook n’est pas la seule chroniqueuse sportive canadienne de l’époque. Alexandrine Gibbs, au Toronto Star, Fanny « Bobbie » Rosenfeld, au Globe and Mail ou encore Lillian « Jimmy » Coo, au Winnipeg Free Press, sont d’autres journalistes féminines employées pour couvrir l’actualité sportive féminine qui est alors en plein essor.[5] Comme l’ont montré plusieurs historien-ne-s des sports au Canada, leurs écrits représentent, pour les années 1910 à 1950, une source privilégiée pour étudier le discours des athlètes féminines (Hall, Kidd, Lenskyj). Mais si plusieurs auteurs ont utilisé des chroniques de journalistes sportives canadiennes pour alimenter leurs recherches, à notre connaissance, aucune étude ne s’est spécifiquement penchée sur l’analyse des propos tenus par ces chroniqueuses afin d’approfondir leur conception des sports féminins.

En s’attardant spécifiquement à la première année de parution des chroniques de Cook dans le Montreal Daily Star, soit du mois d’avril 1929 au mois de mars 1930, cet article veut faire ressortir le potentiel que recèlerait une analyse diachronique des chroniques sportives féminines pour l’avancement des connaissances en histoire des sports féminins et des femmes au Canada. Le choix des écrits de Cook a été motivé par le fait qu’elle est à l’époque la seule journaliste dans la province de Québec à consacrer une chronique quotidienne portant exclusivement sur les sports féminins, et par son importance pour le développement des sports féminins non seulement au Canada, mais surtout à Montréal et au Québec où ce phénomène n’a pas encore fait l’objet d’études approfondies. Montréal représente pourtant un cas d’espèce intéressant, car deux principaux groupes s’y côtoient: les franco-catholiques et les anglo-protestants. Cette dualité linguistique et religieuse rend l’analyse des chroniques de Cook particulièrement fascinante, car elles permettent de voir comment, outre le genre et la classe, l’ethnicité et la religion représentent des facteurs qui influent sur la façon dont sont perçus les sports féminins et sur la manière dont ils sont pratiqués. En s’attardant aux chroniques de Cook, cet article cherche ainsi à contribuer à une meilleure connaissance des idées et des pratiques qui entourent les sports féminins montréalais, en particulier ceux qui concernent la communauté anglophone, surtout protestante.

À l’époque où Cook publie ses premières chroniques, Montréal représente la ville du Québec où l’on trouve le plus grand nombre d’anglophones, qui, en 1931, forment 15 % de la population totale de la province et dont environ les trois quarts habitent la métropole (Rudin 24 et 28). Venus principalement d’Irlande, d’Écosse et d’Angleterre, 95 % de cette communauté est d’origine britannique. Les Juifs représentent l’autre groupe ethnique d’importance (Rudin 33). Si, en 1931, seulement 252 d’entre eux ont l’anglais comme langue maternelle, ils sont néanmoins 30 000, soit environ la moitié de la population juive du Québec, à l’utiliser comme langue seconde (Rudin 27 et 174-175). Même si un certain nombre d’anglophones sont de confession juive ou catholique, ils sont principalement protestants. En 1911, par exemple, sur les 64 333 étudiants anglophones de la province, 47 305 sont protestants, contre 17 028 catholiques (Rudin 240). À Montréal, les communautés anglophones et francophones ont tendance à vivre séparément, ayant chacune leurs propres institutions scolaires, charitables et religieuses, et se regroupant dans certains quartiers de la ville. Mais, comme le rappelle l’historien Paul-André Linteau dans sa synthèse sur l’histoire de Montréal depuis la Confédération, les échanges entre francophones et anglophones dans la ville sont fréquents, surtout dans les lieux publics comme les magasins ou les lieux de travail (323-324). Les journaux de l’époque témoignent de cette dynamique entre francophones et anglophones montréalaisAu tournant du XXe siècle, le Montreal Star est le quotidien anglophone le plus important de la ville et, dans les années 1950, demeure l’un des journaux les plus lus par la communauté anglophone (Linteau 246 et 525)[6]. Impérialiste, le Star défend les intérêts de l’empire britannique, ce qui le conduit à traiter les Canadiens français de manière parfois méprisante, en particulier lors de la Guerre des Boers et des deux guerres mondiales, conflits durant lesquels les Canadiens français s’opposent à la participation canadienne et à l’enrôlement obligatoire (Beaulieu et Hamelin 128 ; Linteau 164 et 397). Même si les sources ne permettent pas d’établir avec exactitude l’origine ethno-linguistique des lecteurs des quotidiens de l’époque (Bonville 271-272), Cook écrit dans un journal défendant les intérêts des Canadiens anglais et il est vraisemblable que son lectorat soit composé principalement d’anglophones, dont la majorité sont protestants, mais, comme nous le verrons, les francophones ne sont pas exclues de ses chroniques.

En tant que médaillée olympique, Cook favorise et encourage la participation des femmes à presque tous les sports de manière compétitive. En ce sens, son discours peut être considéré comme l’un des plus progressistes de l’époque quant à la participation féminine aux sports et, de manière plus large, comme une forme de contestation de la hiérarchie qui découle des rapports de genre tels qu’ils sont culturellement construits au Québec au tournant des années 1930. À cette époque, l’idéologie des sphères séparées, qui véhicule les valeurs des classes moyennes et aisées, confine les femmes à la sphère domestique où, en tant qu’épouses et mères, elles doivent veiller au bien-être de la famille (Mann, Dream of Nation 112-113, 330). Cette idéologie, au fondement de la société industrielle, influe à la fois sur, et est influencée par la théorie du déterminisme biologique, selon laquelle le corps féminin est inférieur à celui des hommes et voué à la maternité. Suivant cette idéologie, les femmes possèderaient une « nature féminine » impliquant qu’elles auraient, par leur corporalité et leur sexe, les qualités innées nécessaires pour remplir leur rôle social de mères (Kealey 8).

Cet article montre que, dans ses chroniques, Cook conteste et discrédite les médecins, les professeures d’éducation physique et les journalistes qui utilisent l’argument biologique pour affirmer que les femmes n’auraient pas les capacités physiques pour pratiquer certains sports et participer à des compétitions de haut niveau. En tant que médaillée olympique, elle considère que son expérience lui accorde une autorité plus crédible en la matière que les « preuves scientifiques » avancées par ces experts et, par le biais de ses chroniques, elle encourage les Montréalaises à devenir des sportives de compétition. Ce faisant, elle les incite à transgresser certaines normes comportementales associées à la féminité et conteste la soi-disant infériorité physique des femmes. Du même souffle, elle questionne la prétendue « nature féminine » et la suprématie physique des hommes, et va même jusqu’à affirmer que les sports féminins tels qu’elle les conçoit et les pratique permettraient aux femmes d’atteindre l’égalité avec les hommes.

« any sport which the modern girl athlete might wish to indulge in »[7]: les sportives et les sports présentés dans les chroniques de Myrtle Cook

Au cours du XIXe siècle, les femmes les plus aisées de la société s’adonnent au tennis, au golf ou à l’équitation, mais c’est dans les dernières années du XIXe siècle avec la mise en marché de la bicyclette que les sports féminins se popularisent (Hall 15). Dès lors et jusque dans les années 1920 – décennie reconnue comme l’âge d’or des sports féminins en Amérique du Nord –, un nombre grandissant de femmes pratiquent, de manière compétitive et récréative, de plus en plus de sports, dont le hockey, l’athlétisme, le softball, le basket-ball ou la natation (Kidd, 94-108). Lorsque Cook commence à écrire ses chroniques, les sports féminins au Canada sont ainsi depuis quelques années en pleine effervescence.

Le choix de pratiquer un sport en particulier n’est pas anodin. Plusieurs marqueurs identitaires, comme la classe sociale, l’âge, l’ethnie, la religion ou le genre, influencent le choix de l’individu en cette matière comme dans beaucoup d’autres domaines (Morrow et Wamsley 150-151). Dans l’état actuel des recherches, il est assez difficile de dresser un portrait exhaustif des sportives montréalaises, de leur appartenance de classe et de leur ethnicité. Tout au plus, en se basant sur les chroniques de Cook, peut-on affirmer qu’elles sont surtout anglophones. Les Juives montréalaises occupent une place non négligeable dans ses chroniques qui traitent régulièrement des activités sportives qu’organise le Young Women’s Hebrew Association (YWHA) de Montréal. Cook souhaite que les sports féminins se développent du côté francophone, ce qui les rendrait, selon elle, d’autant plus intéressants. Elle annonce ainsi avec enthousiasme la création de l’équipe de basket-ball de l’Association athlétique d’amateurs Le National (AAAN), et traite des sportives francophones qui se démarquent, comme Pauline Gadbois au tennis ou Simonne Cauchon au hockey, ce qui signifie que les francophones ne sont pas totalement absentes.

Il faut cependant noter que ces deux dernières sportives francophones évoluent dans des mondes anglophones. Simonne Cauchon, par exemple, est la seule francophone de son équipe[8] et, comme en témoignent les chroniques de Cook parues au mois d’août 1929, Pauline Gadbois joue notamment sur les terrains de tennis de Notre-Dame-de-Grâce, un quartier habité par de nombreux anglophones (Linteau 324). En fait, de manière générale, Cook discute des sportives francophones qui participent à des activités organisées avec des anglophones. Même si l’état actuel des recherches sur les sports féminins chez les francophones de Montréal au début du XXe siècle ne permet pas de dresser un portrait exhaustif de leurs pratiques, nos recherches dans le fonds d’archives de la Palestre nationale, qu’administre alors l’AAAN, ont révélé que les Canadiennes françaises y exerçaient d’autres sports que le basket-ball, seul sport mentionné par Cook lorsqu’elle se réfère à ce centre sportif.[9] Elles suivent, par exemple, des cours d’escrime, de natation et de culture physique. En outre, en aucune occasion, Cook ne discute de la position de l’Église catholique par rapport aux sports féminins, alors qu’à l’époque, cette institution représente un acteur social d’importance au sein de la communauté canadienne-française. Le sociologue Jean Harvey a en effet montré que, dans les années 1930 et 1940, l’Église catholique scrute attentivement les pratiques sportives des Canadiennes françaises afin de s’assurer qu’elles choisissent des sports gracieux et qu’elles portent des costumes qui respectent les exigences de la morale. Il conclue à ce sujet que l’Église tolère les sports féminins, mais seulement si les femmes les pratiquent en respectant leur rôle social d’épouse et de mère (77-78). Tout en disant souhaiter que les francophones participent davantage au monde des sportives, Cook ne souligne jamais les difficultés que les Canadiennes françaises rencontrent en raison de l’idéologie très traditionnelle de la hiérarchie catholique.

Le monde sportif dont discute Cook apparaît donc essentiellement anglophone, même s’il arrive qu’elle mentionne des athlètes canadiennes-françaises ou les activités de la Palestre nationale. Ses chroniques témoignent d’une division linguistique dans l’organisation des sports à Montréal, reflétant la séparation des deux communautés au plan institutionnel. Dans Emparons-nous du sport. Les Canadiens français et le sport au XIXe siècle, l’historien Gilles Janson montre d’ailleurs qu’à la fin du XIXe siècle, des bourgeois francophones de Montréal se dissocient du monde sportif anglophone en fondant leur propre association, l’AAAN. Les chroniques de Cook montrent cependant que certaines athlètes transgressent cette barrière linguistique en participant à des activités organisées dans l’autre langue, ce qui démontre que les mondes sportifs anglophones et francophones ne s’ignorent pas totalement et qu’ils se sont sans doute influencés l’un et l’autre. D’autres recherches devront néanmoins être conduites avant de pouvoir conclure de manière définitive à cette interaction et mieux cerner l’influence linguistique et religieuse dans le développement des sports féminins dans la métropole dans la première moitié du XXe siècle.

Dans ses chroniques, Cook précise rarement l’occupation des sportives dont elle discute. Néanmoins, à quelques reprises, elle se soucie de la disponibilité des travailleuses dans l’établissement d’horaires d’entraînement ou de rencontres, et les organise afin qu’elles puissent y assister, généralement en soirée. Cook écrit dans l’un des quotidiens les plus populaires de Montréal et l’un des moins cher. À la fin du XIXe siècle, le Montreal Daily Star est l’un des seuls journaux de la ville qui, avec La Presse, transforme son contenu afin d’attirer un public plus large et plus populaire. Les pages sportives y font alors leur apparition (de Bonville 300-302). Même s’il n’est pas possible d’évaluer dans quelle mesure exactement les sportives dont discute Cook sont des travailleuses ou des membres de la classe ouvrière, on peut néanmoins supposer que, dans ses chroniques, Cook s’adresse en grande partie à elles.

Selon les chroniques de Cook, outre le YWHA déjà mentionné, les Montréalaises ont l’occasion de pratiquer des sports notamment aux centres sportifs du Young Women’s Christian Association (YWCA), de l’AAAN – à la Palestre nationale –, du Merrymaids Athletic Club de Verdun ou du Montreal Athletic Amateur Association. Des compétitions sont organisées par diverses ligues, comme la Montreal Ladies Basketball League, la Verdun and Montreal District Softball League ou la Montreal City and District Ladies Hockey League. Elles peuvent également s’inscrire par exemple au Verdun Ski Club ou à la branche féminine du Ste-Anne de Bellevue Curling Club. Selon Cook, Montréal offre de nombreux terrains de tennis et les femmes semblent fréquenter particulièrement ceux du quartier Notre-Dame-de-Grâce.

De manière générale, Cook discute d’une grande variété de sports, ce qui reflète la participation des Canadiennes de l’époque à ce domaine (Kidd 95-97). Certains sont toutefois abordés de manière plus fréquente que d’autres.[10] En plus de l’athlétisme et de la natation, dont elle traite de manière régulière tout au long de l’année, l’été, le softball et le tennis sont privilégiés, alors que, durant les mois d’hiver, ses chroniques insistent sur le basket-ball et le hockey. En traitant d’un large éventail de sports, Cook encourage les femmes à pratiquer tous les sports qu’elles veulent. Elle conteste d’ailleurs ses contemporains qui, sur la base d’arguments biologiques, arguent que les femmes n’auraient « naturellement » pas les capacités physiques nécessaires pour s’adonner à certaines activités sportives. C’est ainsi que, le 15 février 1930, dans le compte rendu d’une conférence donnée à Montréal par le médecin Jesse F. Williams, professeur d’éducation physique à la Columbia University de New York, elle prend soin d’indiquer que les propos de cet expert ne sont appuyés par aucun fait:

He further stated that biologically, we [women] are not suited for track and field athletics. When asked for a specific example of harm that has occurred due to participation in track and field, Dr Williams was unable to state any particular case. (18)

Dans cette chronique, Cook discrédite les idées de ce médecin et, par la même occasion, critique les théories biologiques de la différenciation sexuelle. Appliquées au domaine sportif, celles-ci soutiennent l’idée que, d’une part, les femmes ne possèderaient pas les aptitudes physiques nécessaires à la pratique de certains sports, réservés aux hommes, et que, d’autre part, elles devraient s’abstenir d’exercer les sports qui risqueraient de nuire à leurs fonctions reproductrices (Vertinsky). Si, dans les années 1920 et 1930, les prescriptions médicales entourant les pratiques sportives féminines sont moins contraignantes que celles de la fin du XIXe siècle, la théorie du déterminisme biologique est néanmoins toujours présente dans le monde médical (Lenskyj 38-39). Pour le médecin Williams, par exemple, l’athlétisme fait partie de ces pratiques sportives qui risquent de nuire à la corporalité féminine et qu’il convient d’éviter. Précisons que cette vision n’est pas partagée par tous les médecins, certains ne s’opposant pas du tout, ou peu, aux sports féminins (Lenskyj 40). La remarque de Cook sur le manque de faits appuyant l’affirmation du Dr Williams fait d’ailleurs échos à l’accumulation d’évidences qui, depuis la fin du XIXe siècle, montrent que le travail des femmes, même physiquement ou mentalement exigeant, ne leur est pas essentiellement nuisible, comme le prétendent les arguments biologiques (Vertinsky 135). Mais si cette théorie est contestée depuis déjà plusieurs années, elle demeure néanmoins d’actualité dans les années 1920 et 1930, car, comme le fait remarquer Cook, elle base toujours certaines recommandations médicales.

Par ailleurs, même si elle veut voir les femmes prendre d’assaut le domaine sportif, Cook considère qu’elles devraient s’abstenir d’en pratiquer certains. Ainsi, lorsqu’au mois de mai 1929, des lectrices lui demandent s’il est possible de suivre des cours de boxe, elle s’empresse de les organiser pour permettre aux Montréalaises d’apprendre cette technique de « self-defense », suivant ses termes. Malgré son enthousiasme du début, Cook change d’idée lorsqu’elle assiste, au moins d’août de la même année, à un combat qu’elle juge trop violent pour les femmes, comme l’affirme aussi sa collègue Fanny « Bobbie » Rosenfeld (Hall 88-89). Cet exemple montre que les conseils de Cook rejoignent à certains moments l’idée que la supposée vulnérabilité physique des femmes les empêcherait de pratiquer tous les sports. Mais elle estime en définitive que bien peu de pratiques sportives sont trop exigeantes ou violentes pour les femmes. Dans son discours, les soi-disant limites naturelles de la corporalité féminine ne représentent donc que rarement un motif justifiant de restreindre la participation des femmes à un sport.

« The girls want to go ahead, not to be discouraged at every turn »[11]: la participation féminine à des compétitions de haut niveau

Dès sa première chronique, le 22 avril 1929, Myrtle Cook annonce qu’elle veut travailler de concert avec les Montréalaises afin que celles-ci participent à des compétitions féminines de haut niveau:

Girls in sport, this is your column! Use this to tell what you are doing and what you can do. At the last Olympic games Montreal did not have a single representative on the girl’s team. It will not be long before the next set of games is staged at Los Angeles and we want to see our city represented (30).

Confiante qu’il se trouve à Montréal des femmes capables de se mesurer aux meilleures athlètes mondiales, elle encourage et aide à la création de ligues et de clubs sportifs pour multiplier les occasions où les Montréalaises pourront s’entraîner et prendre part à des compétitions dans et hors de leur ville.[12] En outre, lors d’événements sportifs montréalais, Cook identifie des sportives aux talents prometteurs et les incite à s’entraîner.[13] En fait, lorsqu’en 1929 Cook commence sa carrière journalistique, elle est bien déterminée à mettre tout en œuvre pour que Montréal « produise » des athlètes féminines de haut niveau.

Cook n’a pas été la seule femme de l’époque à encourager les pratiques sportives féminines. Dans les années 1920, par exemple, de nombreuses Canadiennes, notamment des professeures d’éducation physique et des sportives, travaillent en effet à en favoriser l’essor. Si elles s’entendent généralement pour dire que les femmes – et non les hommes – doivent être celles qui contrôlent le développement des sports féminins, leur philosophie à l’égard de la participation féminine au domaine sportif et, en particulier, à des compétitions de haut niveau, pouvait cependant différer considérablement. Comme le montre l’historien des sports Bruce Kidd, au sein de la Women’s Athletic Amateur Federation (WAAF), qui veut alors contrôler l’organisation des sports féminins au Canada et dont fait partie Myrtle Cook, les membres ne s’entendent pas sur ce sujet (120-121). Si la majorité, dont la fondatrice Alexandrine Gibbs, une athlète torontoise, veut voir se multiplier les occasions de rencontres sportives compétitives, certaines, par contre, considèrent que ce type de rencontres ne devrait pas être favorisé. Plusieurs raisons sont invoquées, dont la biologie féminine, mais aussi la volonté de se dissocier du modèle sportif masculin et l’opposition à la conception des sports telle qu’elle est véhiculée dans les compétitions de haut niveau, où la performance et la commercialisation en gobent l’aspect éducationnel (Verbrugge).

Transmise dans le livre de Florence A. Somers, Principles of Women’s Athletics, publié en 1930, cette dernière conception des sports féminins, qui met l’accent sur leur dimension éducative et récréative, privilégie la participation plutôt que la performance (Hall 75-76). Directrice, à partir de 1933, de la Margaret Eaton School (MES), une école torontoise qui forme des professeures d’éducation physique, Somers a exercé une grande influence sur le développement des sports féminins dans les programmes d’éducation physique des écoles de Toronto dans les années 1930 et sans doute également dans les YWCA du Canada, car, dans la première moitié du XXe siècle, la majorité des employées s’occupant des sports dans ces institutions étaient des diplômées de la MES (Byl). Ces idées sont également véhiculées à l’École d’éducation physique de l’Université McGill, notamment par l’entremise de la professeure Ethel Cartwright (Kidd 121; Hall 72)

Celles qui endossent la vision éducative et récréative des sports féminins s’adressent généralement à des membres de la classe moyenne ou aisée, leur conception des sports reflétant un idéal féminin d’où les tâches physiques exigeantes sont pratiquement exclues. Contrairement à elles, les femmes de la classe ouvrière sont physiquement plus actives. Certaines exercent un travail salarié dans les usines ou une activité rémunérée à la maison pour aider la famille à joindre les deux bouts et toutes doivent effectuer le travail ménager puisqu’elles n’ont pas les moyens d’employer une domestique. Comme le fait remarquer à juste titre Kidd, ces femmes, qui au quotidien accomplissent des tâches physiques, ne considèrent pas nécessairement les exercices et les sports, même s’ils sont exigeants, comme pouvant être néfastes pour le corps féminin (123). Les membres de la WAAF qui sont en faveur de la participation des femmes aux compétitions de haut niveau sont généralement impliquées dans le développement des sports féminins chez les travailleuses (Hall 78-79). Dans le débat sur la participation féminine aux compétitions de haut niveau, l’historiographie montre que la perception des capacités de la corporalité féminine change selon que le discours s’adresse aux femmes de la classe moyenne et aisée, ou de la classe ouvrière.

Même si le déterminisme biologique n’est pas l’unique argument mis de l’avant pour contester les compétitions féminines de haut niveau, Cook, dans ses chroniques, critique ceux qui en usent pour limiter la participation des sportives. En tant que médaillée olympique, elle affirme que la participation des femmes à ce genre de compétitions ne menace nullement leur santé. Le 2 mai 1929, elle met quiconque au défi de lui prouver que les athlètes canadiennes ayant participé aux Jeux olympiques d’Amsterdam ne se classent pas parmi les femmes les plus en santé du pays (28). Dans la même chronique, elle s’objecte à ceux qui veulent abolir la participation féminine aux futurs Jeux olympiques. Sous prétexte que des athlètes auraient montré des signes de fatigue à la fin de compétitions, des experts ont conclu que celles-ci étaient trop exigentes pour les femmes. Cook donne une toute autre interprétation à ces soi-disant signes de fatigue. Jean Thompson, une athlète canadienne ayant participé à la course du 800 mètres, lui a en effet confié que, si elle s’est laissé tomber, ce n’était pas d’épuisement, mais de déception d’avoir perdu. Dans ce débat sur la participation féminine à des compétitions, Cook montre que le point de vue de sportives va totalement à l’encontre de celui des experts qui considèrent que les femmes ne devraient pas participer à des compétitions internationales, dont Arthur S. Lamb, médecin et directeur de l’École d’éducation physique de l’Université McGill, fait partie (Hall 51).

Pour cette raison, Cook considère que les sportives ayant participé à des compétitions devraient être les seules concernées lorsqu’il s’agit de prendre des décisions à cet égard. Dans sa chronique du 20 mai 1929, elle sape l’autorité de ceux qui s’arrogent, selon elle, le droit d’interférer sur cette question, alors qu’ils n’ont aucune expérience en matière de compétition et qu’ils ne peuvent donc pas savoir ce qui est bénéfique ou non aux athlètes:

Someone writes “Shall we applaud the woman athlete or, for her own sake and the sake of her sisters, gently lead her from her throne?” Those who attempt to lead the girl athlete from her throne will meet strenuous opposition from girls who have actually competed in athletic. Most of the authorities who sit back and issue warnings, ultimatums and such like, have never raced in world competitions and cannot therefore know just exactly the effect it has physically. They say and write just what they think, but not what they actually know from experience! (28)

L’expérience qu’acquièrent les femmes en s’adonnant à des compétitions a, pour Cook, une valeur supérieure aux soi-disant connaissances scientifiques. Ainsi, dans ses chroniques, tout en critiquant et en discréditant les tenants des arguments biologiques, elle établit sa propre autorité dans le domaine des sports féminins. En tant que sportive de compétition, elle ferait en effet partie de celles qui, selon elle, auraient une « véritable » expertise dans le domaine.

« a new type of girlhood is growing up on this island, the woman athlete»[14]: le modèle féminin de « la sportive de compétition » selon Cook

Dans ses chroniques, Cook incite les athlètes montréalaises à accorder une place primordiale aux compétitions. Son discours rejoint alors celui de la majorité des autres membres de la WAAF, notamment celui des chroniqueuses et sportives Alexandrine Gibbs et Fanny « Bobbie » Rosenfeld. Lorsqu’en 1930-1931, par exemple, plusieurs professeures d’éducation physique torontoises retirent les équipes féminines des compétitions inter-scolaires, Rosenfeld s’oppose à cette décision et affirme le 10 octobre 1931 dans le Toronto Star Weekly : « Athletic competition teaches you the true meaning of the word « sportsmanship » and is a prime factor in giving healthy bodies and clean minds. » (Hall 77). En accord avec cette idée, Cook attribue aux performances sportives des femmes une place de choix dans ses chroniques, ce qui les distingue de la majorité des articles traitant alors des sports féminins. Comme l’indiquent Don Morrow et Kevin Wamsley dans leur synthèse sur l’histoire des sports au Canada, les performance féminines n’y sont généralement appréciées qu’en fonction de la féminité des athlètes (168). Plus que leurs performances athlétiques, leur costume, leur élégance, leur beauté ou leur statut matrimonial y sont détaillés, car ils constitueraient autant d’indices prouvant leur hétérosexualité et leur attachement au modèle féminin selon lequel les femmes doivent avant tout trouver un mari pour fonder une famille.

Cette représentation de la féminité est intrinsèquement liée à la théorie du déterminisme biologique. À l’idée que le corps féminin serait essentiellement maternel s’imbri que celle que les femmes posséderaient les qualités « innées », comme la douceur, la délicatesse ou la compassion, qui font d’elles des mères entièrement dévouées aux besoins de leur famille. La féminité ainsi conçue appuie et découle à la fois de l’idéologie des sphères séparées qui fonde l’organisation de la société industrielle. Véhiculant les valeurs des classes moyennes et aisées, cette idéologie confine les femmes à la sphère domestique où elles s’occupent d’élever les enfants et d’accomplir les tâches ménagères, ainsi que toutes autres tâches jugées nécessaires au bien-être de la famille. Ce rôle social conféré aux femmes irait de soi, car elles posséderaient une « nature féminine » qui leur donnerait à toutes l’envie de fonder une famille et les qualités nécessaires pour s’en occuper (Lévesque 25-29). L’esprit compétitif, alimenté par la volonté de se mesurer aux autres, de les affronter et de les vaincre, serait peu compatible avec l’idée que les femmes seraient, de manière innée, poussées à vouloir prendre soin des autres et leur venir en aide. Les compétitions sportives ne se concilieraient donc pas avec ce modèle de la féminité, car, au contraire, les qualités qui y sont développées sont davantage associées à la masculinité. La crainte que les sportives ne soient pas « féminines » est ainsi assortie à celle que les sports les « masculinisent » (Mrozek 284-285).

Dans ses chroniques, Myrtle Cook place les performances sportives des athlètes féminines au premier plan et, ce faisant, présente aux Montréalaises une image de la sportive qui est à la fois compétitive et féminine. Le 10 juin 1929, elle affirme que la performance des femmes en athlétisme ne les rend pas moins féminines ni plus masculines, comme plusieurs de ses contemporains le craignent:

And do not for a moment think that this new athleticism will entail loss of femininity. They always remain girls. None of the athletes who performed on Saturday have picked up any hints of masculinity along with their new capacity for sprinting, leaping and performing other physical feats which the men used to consider their especial monopoly. (25)

Convaincue que la performance sportive se conjugue au féminin, Cook prend soin, dans ses chroniques, de souligner, par exemple, la féminité des championnes olympiques canadiennes, la beauté d’une joueuse de hockey, le mariage d’athlètes connues ou la grâce des sprinters féminines.[15] Mais si à l’occasion, elle rassure ainsi ses lectrices au sujet de la féminité des sportives, Cook n’en fait pas une obsession lorsqu’elle discute des athlètes. Leurs réalisations demeurent son principal intérêt et plusieurs chroniques lui servent à initier les Montréalaises aux compétitions. En plus de les encourager vivement à en organiser et à y prendre part, elle leur en explique les règles et leur donne des conseils pour améliorer leur performance. Les nombreuses lettres qu’elle dit recevoir indiquent que des Montréalaises veulent en savoir plus à ce sujet et qu’elles sont désireuses d’incarner l’athlète féminine à laquelle Cook fait référence. Celle-ci leur explique que devenir sportives requiert un entraînement soutenu afin d’améliorer les techniques spécifiques du sport qu’elles veulent pratiquer, d’en connaître les règlements et d’en adopter les comportements appropriés, notamment en portant les costumes sportifs adéquats.[16] Elle leur conseille également de se spécialiser dans un sport afin d’y exceller, plutôt que d’en pratiquer plusieurs de manière plus ou moins performante.[17] Régulièrement, elle leur fait part des nouveaux records provinciaux, nationaux ou internationaux, surtout en athlétisme et en natation, afin que les Montréalaises puissent s’entraîner à les battre.[18] En somme, les chroniques de Cook offrent aux Montréalaises des conseils pour gagner des compétitions, tout en leur confirmant que les sportives sont féminines.

À cet égard, son discours s’apparente à celui d’autres athlètes étatsuniennes du début du XXe siècle, interviewées par l’historienne Susan Cahn:

As they played, women athletes developed a kind of double consciousness; while comprehending the cultural interdiction against ‘mannish’ athletic women, they drew on their shared experience as female athletes to generate an expansive definition of womanhood that eliminated, or at least eased, the dissonance between athleticism and femininity. (208-209)

Comme ces sportives américaines, Cook transgresse certaines des normes comportementales associées à la féminité afin de favoriser le développement des pratiques sportives féminines. L’acclamation d’une athlète par une foule de spectateurs représente par exemple pour Cook l’un des plus beaux moments d’une carrière sportive. Le 14 juin 1929, elle décrit ainsi cet instant:

What can be better than that million dollar feeling a girl experiences when she steps into rival territory knowing that her achievements have been heralded, and notice given that Miss ‘X’ will compete or play against some brilliant local performer. Then with the first sight of the Stadium that champion-of-the-world manner falls on her like a mantle as she walks past the stands. The race or game itself, with all its accompanying thrills, pales into nothing beside the welcome cheering of the crowd – such is fame! (32)

Au moment où elle écrit ces lignes, peu de femmes sont ainsi célébrées dans l’espace public. Lorsque cela se produit, l’hommage qui leur est fait met en valeur des qualités « féminines » qui rappellent celles nécessaires à l’accomplissement de leur rôle maternel, comme le don de soi ou la compassion. Les femmes sont ainsi publiquement reconnues, par exemple, pour leur travail dans des œuvres de charité (Mann, Dream of Nation 189). En décrivant la sensation d’être applaudie pour ses exploits sportifs comme un moment de pur bonheur, Cook montre que les femmes retirent une grande satisfaction personnelle d’une activité qui n’a rien à voir avec l’aide qu’elles apportent à d’autres. Cet exemple montre qu’en encourageant les femmes à performer dans les sports, Cook les incite à s’affirmer publiquement dans une activité qu’elles font pour elles-mêmes, ce qui à l’époque ne fait pas partie des comportements qui leur sont généralement enseignés (Mrozek 285). Pour performer dans les sports, Cook entraîne ainsi les femmes à transgresser des normes comportementales associées à la féminité et à en tirer une grande satisfaction.

Plus encore, comme elle l’affirme le 10 mai 1929 en reprenant les propos d’une « prominent lady », Cook pense que la performance sportive des femmes mènera à leur réussite sociale et même à l’égalité avec les hommes:

To look at those splendid girls in their hour of triumph, the acclaim of their city, was to feel that if women are ever to win equality it will not be by ballot boxes but by sport! What the world needs most today are more women who play the game! Men have learned to play the game through sport, and women will have to do likewise to fit themselves for the strenuous twentieth century that they are demanding for themselves! (40)

Comme en témoigne cet extrait, Cook s’intéresse à la question de l’égalité entre les hommes et les femmes qui, depuis le tournant du XXe siècle, alimente les revendications des féministes canadiennes et québécoises, tout comme celles de leurs consoeurs anglaises, américaines et françaises. Réclamant une plus grande justice sociale, ces féministes luttent pour un élargissement des droits juridiques et politiques des femmes, pour de meilleurs salaires et conditions de travail, ainsi que pour une plus grande accessibilité aux études universitaires et à des professions, comme la médecine, le droit ou le notariat, alors réservées aux hommes. Le suffrage féminin apparaît comme essentiel à l’atteinte de ces revendications, car les femmes deviendraient alors des citoyennes à part entière et pourraient influer sur les décisions politiques (Darsigny; Lavigne et. al.; Pinard).

En 1929, lorsque que Cook affirme que le suffrage féminin ne permettrait pas d’atteindre l’égalité entre les sexes, celui-ci a déjà été accordé aux Canadiennes au niveau fédéral, ainsi que dans toutes les provinces, à l’exception du Québec qui ne l’accordera qu’en 1940[19]. L’opposition virulente de journalistes, d’hommes politiques et de l’Église catholique par rapport au droit de vote des femmes fait piétiner la lutte dans cette province, et ce, même si depuis 1913 la Montreal Suffrage Association, une association présidée par Carrie Derick et créée par le Montreal Local Council of Women, et la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (FNSJB), formée de franco-catholiques et qui a vu le jour en 1907, réclament le suffrage féminin.

La crainte de voir les femmes abandonner leur rôle maternel est au cœur des raisons invoquées par les élites masculines canadiennes-françaises pour s’opposer au suffrage féminin. Mais, comme l’explique l’historienne Susan Mann (  « Henri Bourassa »), les féministes québécoises du début du XXe siècle ne cherchent pas à « dévier » les femmes de leur « destinée féminine », comme le soutiennent alors les opposants au suffrage féminin (296). Tout en militant pour l’avancement des droits des femmes, ces féministes remettent rarement en question les prétendues qualités féminines qui les pousseraient « naturellement » à devenir mères. Au contraire, selon elles, c’est parce qu’elles sont différentes des hommes que les femmes doivent avoir plus de droits dans l’espace public. Les maternalistes étendent le rôle domestique des femmes à la sphère publique, mais ne le contestent pas, laissant donc intactes les structures de pouvoir fondées sur le genre (Hébert). Si dans la période de l’entre-deux-guerres, les féministes canadiennes-anglaises investissent d’autres lieux de luttes, comme les partis politiques et les syndicats (Kealey and Sangster 3-13), les Québécoise, n’ayant pas encore obtenu le droit de vote dans la province, continuent de se regrouper autour de la question du suffrage dans des associations féminines où l’idéologie maternaliste domine. Suivant le principe de l’égalité dans la différence, le discours de certaines professeures d’éducation physique canadiennes et américaines de la même époque se rapproche d’ailleurs de celui des maternalistes (Kidd, Verbrugge). Comme ces féministes, ces professeures fondent leurs revendications pour un contrôle par les femmes des sports féminins sur l’idée que celles-ci possèderait une « nature féminine ».

Comme en témoigne l’extrait cité plus haut, Cook, pour sa part, n’endosse pas ces idées. Dans la lutte pour l’égalité, elle considère que les féministes ont fait fausse route en plaçant tous leurs espoirs dans le droit de vote, qu’elles réclament au nom des soi-disant différences innées entre les hommes et les femmes. Selon elle, une hausse de la participation sportive féminine leur donnerait, en revanche, l’occasion de gagner cette lutte, car les femmes pourraient ainsi acquérir les mêmes qualités qui permettent aux hommes de réussir socialement. Contrairement aux féministes de l’époque, Cook juge que l’égalité entre les hommes et les femmes ne peut être atteinte qu’à la condition que les femmes transgressent les normes de l’identité féminine. De son point de vue, c’est ce que font les athlètes qui pratiquent des sports de compétition. En contestant les fondements de la théorie du déterminisme biologique, le modèle féminin de « la sportive de compétition » qu’elle met de l’avant remet en question la soi-disant infériorité physique des femmes et questionne, par le fait même, la prétendue supériorité physique des hommes qui, dans la société industrielle patriarcale, renvoie à leur suprématie sociale dans les sphères d’activités publiques (Laberge 15). Les idées que défend Cook dans ses chroniques et qui incitent les sportives à performer dans les compétitions contestent la hiérarchie des rapports de genre tels qu’ils sont culturellement construits au Québec, comme ailleurs au Canada et aux États-Unis à cette époque (Hall ; Cahn).

Conclusion

Au mois d’avril 1929, la médaillée olympique Myrtle Cook entame une carrière journalistique au Montreal Daily Star, qui durera quarante ans. L’étude de la première année de parution de ses chroniques montre que celles-ci vont au-delà d’une simple description de l’actualité sportive féminine. Aux côtés des résultats sportifs, des annonces d’événements et des présentations d’athlètes se trouve la volonté de Cook de développer les sports féminins à Montréal. En lisant ces chroniques, les Montréalaises sont informées des multiples possibilités qui s’offrent aux femmes dans ce domaine, car Cook discute d’une grande diversité de sports. Son discours se distingue alors de celui de certains experts, notamment de médecins, qui usent d’arguments biologiques pour limiter ou interdire l’accès des femmes à toutes les pratiques sportives. Dans le débat sur la participation féminine aux compétitions de haut niveau, elle s’en prend également à ceux qui, comme des professeures d’éducation physique, affirment que celles-ci ont un effet néfaste sur la corporalité féminine qui ne pourrait pas en supporter les exigences physiques. Son expérience en tant que sportive olympique lui confère, selon elle, une autorité plus grande: leurs savoirs scientifiques ne font pas le poids face à ses connaissances pratiques des aptitudes de la corporalité féminine. Son autorité ainsi établie, elle incite les femmes à s’entraîner pour performer dans les sports, tout en leur certifiant que leur féminité n’en sera pas affectée. Malgré les garanties qu’elle leur donne, le modèle de « la sportive de compétition » que véhicule Cook dans ses chroniques conduit les femmes qui veulent l’incarner à transgresser les normes de la féminité, car ce modèle s’oppose au concept de « nature féminine » qui est alors l’un des piliers de l’organisation de la société industrielle fondée sur la suprématie physique et sociale des hommes. L’analyse des chroniques de Cook présentée dans cet article fait ainsi ressortir leur potentiel pour mieux saisir comment des athlètes concevaient les sports féminins et comment leurs idées permettent d’approfondir les connaissances sur l’évolution de la féminité dans les sociétés modernes. En tant que médaillée olympique, Cook accorde aux compétitions une place centrale dans l’élaboration de sa conception des sports féminins. Comme on l’a vu, cela l’amène à questionner les fondements de l’idéal féminin des classes aisées, faisant ainsi de ses chroniques un lieu de contestation des structures de pouvoir fondées sur le genre de son époque.


Tableau 1: Les sports discutés dans les chroniques de Myrtle Cook, « In the Women’s Sportlight », The Montreal Daily Star, avril 1929-mars 1930

Été: avril à septembre 1929 Hiver: octobre 1929 à mars 1930
Athlétisme (courses à pied) 87 Basket-ball 101
Soft-ball 56 Athlétisme (courses à pied) 56
Tennis 35 Hockey 56
Natation et plongeon 32 Natation et plongeon 44
Saut en hauteur 23 Badminton 15
Basket-ball 15 Golf 15
Base-ball 13 Ski 15
Escrime 9 Escrime 12
Hockey 8 Curling 11
Régates et canoë 8 Patinage artistique 11
Boxe 8 Patinage de vitesse 11
Lancer du javelot 5 Soft-ball 9
Water-polo 5 Saut en hauteur 9
Bowling 4 Soft-ball intérieur 5
Lacrosse 3 Aviation 3
Golf 2 Squash 3
Gymnastique 2 Bowling 2
Base-ball aquatique 1 Jockey 2
Course de haies 1 Nage synchronisée 2
Criquet 1 Patin à roulettes 2
Culture physique 1 Tennis 2
Lancer du poids 1 Tennis intérieur 2
Patin à roulettes 1 Water-polo 2
Polo 1 Golf intérieur 1
Lutte 1
Régates et canoë 1
Saut en longeur 1
Tir 1

Notes

1 Cette recherche a pu être réalisée grâce aux bourses de doctorat du CRSH, de Sport Canada et du FQRSC, que je tiens à remercier. Mes remerciements s’adressent également à Denyse Baillargeon, à Suzanne Morton, ainsi qu’aux trois évaluateurs anonymes et aux membres du comité de rédaction du journal thirdspace, pour leurs précieuses suggestions. back

2 « Swiftest Girl Sprinter in World Joins Star’s Sporting Staff », The Montreal Daily Star. 16 avril 1929, 32. back

3 Pour des informations biographiques sur Myrtle Cook, voir Bibliothèque et Archives Canada, Celebrating Women’s Achievements, Women in Canadian Sport, « Myrtle Cook (1902-1985) », [http://www.collectionscanada.gc.ca/women/002026-225-e.html]. (12 mai 2009). back

4 Du 22 avril au 24 septembre 1929, les chroniques s’intitulent « Women’s Sport ». back

5 Les autres sont: Phyllis Griffiths (Toronto Telegram), Vaughn Mason (Halifax Mail), Patricia Page Hollingsworth (Edmonton Journal), Shirley Boulton (Winnipeg Tribune), Ann Scott et Ruth Wilson (Vancouver Sun) (Hall, 12-13). back

6 En 1930, The Herald et The Gazette sont les autres principaux quotidiens anglophones de la ville. En 1914, leur tirage n’atteint qu’environ 40 000 et 25 000 exemplaires quotidiens, comparativement à près de 95 000 pour le Montreal Star (Bonville, 63 et 259). back

7 Cook, « Women’s Sport », Montreal Daily Star, 18 septembre 1929, 32. back

8 Dans sa chronique du 30 décembre 1929, 24, Cook prend soin de relever la présence francophone dans la Montreal City & District Ladies’ Hockey League, soit Mademoiselle Mireault qui joue dans l’équipe des Greys et Mademoiselle Cauchon, pour Northern Electric. back

9 Université du Québec à Montréal (UQAM). Service des archives et de gestion des documents (SAGD). Fonds de la Palestre nationale, 1P-138/1 à 10. Rapports annuels de l’AAAN, 1916-1927. back

10 Voir, à la fin de cet article, le Tableau 1: « Les sports discutés dans les chroniques de Myrtle Cook, « In the Women’s Sportlight », The Montreal Daily Star, avril 1929-mars 1930 ». back

11 M. Cook, « Women’s Sport », The Montreal Daily Star, 20 mai 1929, 28. back

12 Voir, par exemple, les chroniques du 25 avril 1929, 36, du 3 mai 1929, 38, du 8 mai 1929, 30 et du 29 juin 1929, 16. back

13 Dans ses chroniques des 7 et 20 août 1929, par exemple, elle remarque les talents de sprinter de la joueuse de softball Hilda Strike. L’avenir donnera raison à Cook. Aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1932, Hilda Strike est deux fois médaillée d’argent: à la course du cent mètres et à la course au relais du quatre fois cents mètres (Hall, 82). back

14 M. Cook, « Women’s Sport », The Montreal Daily Star, 10 juin 1929, 25. back

15 Voir par exemple les chroniques parues aux dates suivantes: 12 juin 1929, 28; 20 juin 1929, 32; 10 juillet 1929, 25; 16 janvier 1930, 32; 30 janvier 1930, 32; 1er mars 1930, 18; 29 mars 1930, 36. Selon Hall, Cook tenterait ainsi, à l’instar de sportives et de promoteurs sportifs, de « féminiser » les athlètes en mettant en valeur des comportements associés à la féminité telle qu’elle est alors idéalisée. Elle se distingue d’autres de ses contemporains qui, comme des professeures d’éducation physique, cherchent plutôt à « féminiser » des pratiques sportives, par exemple en adoptant des règlements sportifs qui évitent les contacts physiques ou des démonstrations de force ou de vitesse (88). back

16 Voir par exemple les chroniques parues aux dates suivantes: 27 avril 1929, 22; 11 mai 1929, 44; 17 mai 1929, 41; 1er juin 1929, 43; 24 juin 1929, 18; 26 juin 1929, 29; 4 juillet 1929, 28; 6 juillet 1929, 14; 22 août 1929, 28; 24 août 1929, 34; 12 octobre 1929, 21; 13 novembre 1929, 32; 17 janvier 1930. back

17 Voir par exemple les chroniques parues aux dates suivantes: 21 mai 1929, 32; 24 juillet 1929, 24; 27 janvier 1930, 22. back

18 Voir par exemple les chroniques du 1er novembre 1929 et du 13 mars 1930. back

19 Spécifions que les Amérindiennes devront attendre 1960 pour obtenir ce droit au niveau fédéral et 1969 pour le Québec. back

Bibliographie

Sources primaires

« Swiftest Girl Sprinter in World Joins Star’s Sporting Staff. » The Montreal Daily Star. 16 avril 1929, 32.

Cook, Myrtle. « Women’s Sport. » The Montreal Daily Star. 22 avril au 24 septembre 1929.

Cook, Myrtle. « In The Women’s Sportlight. » The Montreal Daily Star. 25 septembre 1929 au 31 mars 1929.

Université du Québec à Montréal. Service des archives et de gestion des documents. Fonds de la Palestre nationale, 1P-138/1 à 10. Rapports annuels de l’AAAN, 1916-1927.

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