Quand la folle se tait: La psychanalyse et la construction de la voix féminine dans Le ravissement de Lol V. Stein
Sharon Larson

Tu parles de ta vie comme un livre.

-- M. Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein

Dans son étude sur la rencontre entre la psychanalyse et le récit fictif, Peter Brooks décrit ce rapprochement ainsi: « the analysand always has a story to tell to the analyst, but it is always a story that is not good enough: links are missing, chronologies are twisted, the objects of desire are misnamed » (227). Le fil conducteur entre le discours psychanalytique et la narration fictive est, en effet, une biographie indéterminée qui est en train de se raconter. Plus précisément, chez Marguerite Duras, un thème caractéristique de son oeuvre est la folie,[1] et l’histoire de la femme dite « folle » est également en train de se déchiffrer, ou plutôt, de se faire déchiffrer à travers un narrateur masculin et privilégié. Non pas sans rappel à Dora de Freud, la chronologie biographique du patient, supposée incohérente et même déconcertante, est un défi lancé à l’analyste (ou dans ce cas, au narrateur). Dans Le ravissement de Lol V. Stein, la folie féminine est au fond du texte, et déclenche le récit lui-même.[2] Car, il s’agit d’une voix masculine, celle du narrateur, qui cherche, à travers le récit, à élucider les actions et les comportements dits « insaisissables » de l’héroïne. Le narrateur occupe donc une place analogue à celle du psychanalyste, qui tâche de reconstruire l’identité du patient à partir de sa propre enquête épistémologique.

Cependant, chez Duras, la notion de la folie est remise en question, ainsi que le récit lui-même. En étudiant de près les éléments syntaxiques du récit et la « méthodologie » du narrateur, nous verrons les défauts épistémologiques de celui-ci et la façon dont Duras fait entendre la voix féminine, malgré son silence au cours du texte. C’est en examinant la construction de la folie et l’exploitation de la femme « hystérique » dans Lol V. Stein et également chez Freud que nous tâcherons de démanteler l’autorité du narrateur et de voir comment Lol V. Stein se fait entendre, malgré les motifs et l’ignorance du narrateur. En considérant également la rencontre entre l’écriture féminine et la remise en question de la folie, évoquée dans l’oeuvre de Cixous, nous suggérerons que la voix féminine occupe, paradoxalement, une place très méritante chez Duras, en dépit de son silence et de sa prétendue « folie » à travers le texte.

Le narrateur, le récit et la construction psychanalytique de l’identité féminine

Avant de poursuivre notre étude de la voix féminine chez Duras, il nous faut d’abord une analyse du le narrateur de Lol V. Stein, qui joue un rôle très curieux et privilégié au cours du roman. Le narrateur, en bon raisonneur, commence par s’interroger sur les questions rélatives à la folie: comment, quand, et pourquoi Lol est-elle devenue « folle »? Le narrateur suppose que la folie de Lol s’est déclenchée lors d’un bal quand elle a été abandonnée par son fiancé, à l’âge de dix-huit ans. Le narrateur s’engage donc dans une enquête sur le passé de Lol, sur sa mémoire, et bref, sur le refoulé. Il joue donc deux rôles en même temps: celui du narrateur et celui du biographe. Parfois à la première personne, parfois à la troisième, la narration du roman n’est pas très évidente, ni stable. Considérons, par exemple, le début du roman, qui se lit plus ou moins comme un extrait du journal, comme un fait divers, raconté, au moins à première vue, à la troisième personne: « Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans—je ne l’ai jamais vu—on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts » (Duras 9). Le narrateur présente les faits biographiques de Lol dans un style typiquement journalistique et neutre, et à première vue il se montre omniscient et éloigné. Pourtant, grâce à la rupture syntaxique de la phrase—les tirets— et à l’intervention de la première personne (« je ne l’ai jamais vu »), le narrateur se fait voir comme témoin subjectif qui s’insère, littéralement, dans la biographie de Lol. Ce geste révélateur de la part du narrateur signale son pouvoir syntaxique en tant que pseudo-écrivain, mais aussi sa capacité de manipuler le langage et les faits en racontant, ou plutôt en (re)construisant, la vie de Lol. Tandis que le roman s’ouvre avec un style biographique, le narrateur s’intéresse également aux faits et aux rumeurs plus personnels: il ajoute, par exemple, « je n’ai rien entendu dire sur l’enfance de Lol V. Stein qui m’ait frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de collège » (9, nous soulignons). Ici, le narrateur intervient de nouveau, et fonctionne comme un intermédiaire subjectif qui filtre l’information sur la vie du sujet (Lol). La répétition de « Lol V. Stein » n’est pas sans fonction symbolique, car c’est une répétition qui se voit à travers le texte. Cet écho dénotatif contribue au ton journalistique du texte et à l’exotisme de Lol, mais indique également que c’est une véritable quête identitaire du personnage, mais qui est exécutée par une partie secondaire (le narrateur). Nous avons donc dès le début un style paradoxal: il s’agit d’un ton journalistique et biographique qui ne prétend pas être objectif et d’un narrateur qui a le pouvoir de reconstruire la vie de Lol de sa propre façon. Sa tâche est d’écrire la vie de Lol, et il fait son enquête à partir de la réputation publique de Lol et de sa propre expérience avec elle.

Mais si le narrateur occupe une place privilégiée dans la vie de Lol, quelle est leur véritable relation? Ce n’est que plus tard dans le roman qu’on apprend que le narrateur est, en effet, Jacques Hold, l’amant de Lol et de Tatiana, sa meilleure amie, qui a été déjà mentionnée à la troisième personne, par le narrateur, par Jacques lui-même. Le narrateur du roman se présente donc comme fragmenté et indéterminé, mais aussi rusé et presque manipulateur, car il cache son identité même au lecteur. Lorsqu’il se dévoile au lecteur, le récit a déjà commencé à perdre son authenticité: « Je suis dans le service de Pierre Beugner [le mari de Lol] à l’Hôpital Départemental. Je suis l’amant de Tatiana Karl » (87). Sans se nommer directement, Jacques se révèle au lecteur, mais cela n’empêche pas que le récit reste fragmenté et incohérent. Lors d’une rencontre avec Tatiana à l’hôtel, Jacques aperçoit Lol en bas, en train de les guetter:

Je suis retourné à la fenêtre, elle était toujours là, là dans ce champ, seule dans ce champ d’une manière dont elle ne pouvait témoigner devant personne. J’ai su cela d’elle
en même temps que j’ai su mon amour, sa suffisance inviolable, géante aux mains d’enfant.

Il regagna le lit, s’allongea le long de Tatiana Karl. Ils s’enlacèrent dans la fraîcheur
du soir naissant. (145, nous soulignons)

La scission narrative ici reflète la scission entre Jacques, Lol et Tatiana, dont le rapport triangulaire se complique au cours du texte. Jacques ne sait pas se séparer de Lol, et ce n’est qu’en parlant de Tatiana qu’il emploie la troisième personne.

Ceci dit, comment est-ce que Jacques tente de faire le portrait d’une femme tellement inconnue et énigmatique? Sa méthodologie est peu digne de foi; il admet à plusieurs reprises qu’il invente des faits et des événements de la vie de Lol (« j’invente », « je vois ceci », etc.). Nous ne pouvons donc pas faire confiance au narrateur en tant que témoin, car il reconstruit des épisodes dont il n’est pas certain. Il explique ce choix narratif ainsi:

Aplanir le terrain, le défoncer, ouvrir des tombeaux où Lol fait la morte, me paraît plus juste, du moment qu’il faut inventer les chaînons qui me manquent dans l’histoire de Lol V. Stein, que de fabriquer des montagnes, d’édifier des obstacles, des accidents. Et je crois, connaissant cette femme, qu’elle aurait préféré que je remédie dans ce sens à la pénurie des faits de sa vie. D’ailleurs c’est toujours à partir d’hypothèses non gratuites et qui ont déjà, à mon avis, reçu un début de confirmation, que je le fais. (41, nous soulignons)

Jacques reconnaît les lacunes présentes dans son récit, mais défend quand même sa méthodologie. Ici, il prétend, ou bien il croit, que la fabrication du portrait de Lol se base sur ce qu’elle aurait voulu si elle avait pu le faire elle-même. Mais est-ce qu’il la connaît au fond? L’emploi du conditionnel passé—« qu’elle aurait préféré »—indique une distance temporelle entre la narration et l’événement, ainsi qu’une simple spéculation de la part du narrateur. Plus rien ne le relit à Lol, et il est obligé d’imaginer son passé en le réécrivant et en le lui attribuant. Il explique, « je raconterai mon histoire de Lol V. Stein » (9, nous soulignons). L’histoire de Lol, telle qu’elle est racontée par Jacques, est donc simplement une fabrication narrative. Par conséquent, le narrateur joue un rôle omniscient dans le roman, car c’est grâce à ses propres inventions qu’il prétend avoir accès à tous les personnages qui l’entourent (et qui ne l’entourent pas, justement). Susan Cohen décrit le rôle du narrateur ainsi: « the ‘story’ the narrator recounts is not simply Lol’s. It is primarily his. . . And the novel itself tells another tale: the story of his narration » (34). Lol V. Stein, bien qu’il porte le nom de l’héroïne, s’impose plus comme le récit de Jacques Hold que comme une tentative de mettre en lumière la prétendue « folie » de Lol. Par conséquent, la voix de Lol se perd au cours du récit, ou plutôt, elle ne se fait jamais entendre. Cohen poursuit ce fil et examine de plus près comment Jacques enlève à Lol sa propre voix: « in his text, he deprives women of discourse either by discrediting what they say—Tatiana, Lol’s mother—or by speaking in their place—Lol », explique-t-elle (40). Quand Jacques rapporte les paroles de Lol, il les possède à son tour. Ce thème se voit à plusieurs reprises dans le roman, notamment lors de la perte de voix de Lol peu après l’incident au bal. Duras écrit, « Lol cessa de se plaindre de quoi que ce soit. Elle cessa même petit à petit de parler. Sa colère vieillit, se découragea. Elle ne parla que pour dire qu’il lui était impossible d’exprimer combien c’était ennuyeux et long, long d’être Lol V. Stein. On lui demandait de faire un effort. Elle ne comprenait pas pourquoi, disait-elle » (24). Ici, les choix stylistiques de Jacques, y compris le temps des verbes, reflètent le manque de parole chez Lol. Le passé simple suggère une formalité linguistique, une distance temporelle, tout en réduisant Lol en personnage peu approfondi qui occupe une place marginale et distante dans sa propre histoire. Le narrateur emploie également ici le discours indirect en guise de discours rapporté et authentique: « elle ne comprenait pas pourquoi, disait-elle ». La voix de Lol se montre faible et inutile, et, aux yeux du narrateur, ne mérite pas une citation directe, mot pour mot. Ces éléments contribuent à la perte symbolique de sa voix, et reflètent une crise identitaire plus vaste chez elle.

D’une certaine manière, Jacques, en tant que narrateur plus ou moins autoritaire, semble jouir de ce silence chez Lol. Cohen constate que la subjectivité du narrateur abuse du silence de Lol: « ‘I’ delights in Lol’s silence because it enhances her mysteriousness, but especially because it enables him to articulate everything as a fonction of his subjectivity, to which he sacrifices both Lol and Tatiana » (48). Le récit créé par Jacques arrive à fonctionner grâce au silence des personnages féminins, ainsi qu’à sa propre capacité d’amortir et de manipuler leurs énonciations, déjà si rares. Ce n’est qu’à la fin du texte, lors du retour à T. Beach, que Lol se met à parler, à se faire entendre. Il est peu étonnant que Jacques atténue la valeur d’une telle énonciation: « à la fin elle parle presque tout le temps. Je n’entends pas tout. Je la tiens toujours dans mes bras. Quelqu’un qui vomit, on le tient tendrement » (Duras 202, nous soulignons). Ce geste typiquement paternel de la part du narrateur reflète son manque de respect pour Lol en tant que femme adulte—il la prend dans ses bras comme un enfant—et son refus de l’écouter. En plus, il compare la liberté de parole chez elle à la vomissure, à des absurdités non-logiques et incompréhensibles. En effet, c’est comme si elle ne sait même pas parler, que ces mots ne sont porteurs d’aucun sens ni d’aucune pertinence pour le narrateur.

Cette démarche nous renvoie à Freud, dont l’étude sur Dora se rapproche de celle menée par Jacques Hold. Comme le signale Marilyn Schuster, le schéma narratif entre l’interlocuteur masculin, la femme sujet, et le récit évoque le contexte psychoanalytique:

[a] man seeking to tell a woman’s story, to prod her to tell her own story; a woman compliant or withholding, who uses the male interlocutor to claim the story she dreads and desires. The triangle these terms describe—a woman subject, a male interlocutor, and a story—represents in many ways the triangle of the conventional psychoanalytic situation. (48)

Il n’est donc pas surprenant que Jacques Hold soit médecin, et que Duras suggère même qu’il est psychologue. De la même manière, Susan Rubin Suleiman présente plus précisément les ressemblances entre le cas de Freud et celui de Lol, en classant les éléments suivants présents chez les deux: « self-conscious male-narrator, mentally ill woman as main character, inaugural text in a major series (the five case histories), central in its author’s oeuvre and in the history of modern culture » (126). Comme Dora de Freud, Lol V. Stein porte le nom d’une femme dont l’histoire se raconte à partir d’une enquête « masculine ». Tandis que Freud prend « Dora » comme pseudonyme lors de la publication de son étude, Jacques Hold met en cause le nom de Lol, ce qui se voit au cours du texte: « Lola Valérie Stein » se transforme en « Lol V. Stein », nom fragmenté, incomplet, un véritable signifiant langagier. Les deux noms sont donc des fictions, des inventions, mais aussi des symptômes d’une fabrication plus large.

Comme le fait Jacques Hold, Freud justifie sa méthodologie, tout en signalant ce qui n’est pas forcément exact dans l’étude:

The [technical] difficulties are very considerable when the physician. . . cannot make notes during the actual sitting with the patient for fear of shaking the patient’s confidence and of disturbing his own view of the material under observation. . . The case history itself was only committed to writing from memory, after the treatment was at an end, but while my recollection of the case was still fresh and was heightened by my interest in its publication. Thus the record is not absolutely—phonographically—exact, but it can claim to possess a high degree of trustworthiness. Nothing of any importance has been altered in it except in several places the order in which the explanations are given; and this has been done for the sake of presenting the case in a more connected form.(24)

Selon sa méthode de documentation, le lecteur, aussi bien que ses confrères psychanalytiques, doivent faire confiance non seulement à la mémoire de Freud, mais aussi à son objectivité en tant que scientifique. Freud avoue ici qu’il a modifié, en effet, plusieurs descriptions, pour satisfaire une intention narrative. Il se montre donc plutôt comme écrivain que comme scientifique, puisqu’il cherche avant tout à offrir au lecteur un récit cohérent et captivant. Cette démarche n’est pas sans conséquence, car l’expérience racontée par Dora doit passer par un interlocuteur qui, à son tour, réécrit non seulement ce qu’il a entendu, mais aussi ce dont il se souvient. Freud s’occupe moins de l’objectivité de sa présentation, et peu de l’exactitude de la parole du sujet. Malgré ces précautions narratives, Freud reconnaît la discontinuité du récit: «[i]n the face of the incompleteness of my analytic results, . . . I have not omitted to mention in each case where the authentic parts end and my constructions begin » (27, nous soulignons). Comme l’avoue Jacques Hold, Freud comprend qu’une bonne partie de son étude est une véritable construction de sa part, mais il insiste, naïvement, sur l’authenticité du cas global. Au niveau narratif, le rapprochement entre Jacques et Freud est très révélateur. S. Suleiman signale que Freud joue le rôle d’un narrateur qui cherche à manipuler les faits donnés afin de (re)construire le cas de Dora à sa guise. Elle l’explique ainsi: « Freud’s love story for Dora was inspired not only by his putting himself in Herr K.’s place but also by his putting himself in the place of an omniscient narrator who, having a limited number of ‘characters’ to work with, must find the most plausible and psychologically motivated solution to their entanglements » (129). Freud s’approprie donc le cas de Dora, le reconstruit à sa façon, et par conséquence, possède l’identité de celle-ci.

Au cours du texte, la voix de Dora se montre à peine, car il y a peu de dialogue dans le texte (un grand paradoxe chez un psychanalyste qui a toujours insisté sur la parole comme guérison). Cependant, en racontant ses rêves, Dora se fait entendre pour une des premières (et dernières) fois dans l’étude. Bien que Freud cite Dora, il le fait à partir de sa mémoire, et nous sommes obligés de nous méfier de la précision d’une telle représentation. Comme Jacques, Freud ne rapporte pas les paroles de Dora, mais les réécrit et les façonne pour qu’elles lui conviennent. Souvent, Freud refuse même de la mettre au courant de ses conclusions; lorsqu’elle lui montre qu’elle doute de ses diagnostics, il lui explique, simplement, comme s’il s’adressait à un enfant irritant, « I will explain that to you later » (87). Dora ne joue que le rôle de patiente silencieuse, même lors des (prétendues) citations de ses propres et rares énonciations. Cohen insiste sur l’inévitabilité d’un tel silence, lorsqu’il s’agit d’une femme « folle » et d’un narrateur masculin: « [w]henever the intermediary narrating voice is a male ‘writer,’ a woman’s madness ensures her silence, the narrator’s ‘ignorance,’ and his textual productivity » (33). Comme on le voit chez Freud et Jacques Hold, le narrateur, en tant qu’intermédiaire, exerce sur le sujet féminin un pouvoir langagier et biographique en même temps: ce n’est qu’à travers lui que son histoire s’écrit.

Le transfert psychanalytique et les échecs narratifs

Pourquoi est-ce que Jacques, et Freud d’ailleurs, portent un si grand intérêt à la vie de Lola et de Dora? Qu’est qui signifie un déchiffrement de la femme pour ces deux hommes? Quel rôle joue la notion du transfert (psychanalytique) dans le texte? Comment est-ce que les glissements de la narration dans Lol V. Stein contribuent à ce désir de connaître Lol? Cohen suggère que Jacques se soumet à ses propres chimères nées de son obsession pour la folie de Lol. Elle écrit, par exemple, que « [t]he narrator is far too obsessively involved to be able to monitor his narrative. Far from being the simple narration of a phantasm, Le Ravissement de Lol V. Stein is a phantasmal narrative in which the narrator himself is caught » (42). En tentant désespérément de déchiffrer la « folie » chez Lol et d’écrire sa vie, Jacques glisse dans une obsession dans laquelle il est psychiquement impliqué, et dont le récit souffre. De la même manière, Leslie Hill constate que le récit du roman est symptomatique d’un narrateur fragmenté, dérangé, dont la recherche de la vérité finit par diminuer la valeur narrative du récit:

[N]o single or unified narrative agency is in control of the novel. As a result, though much energy is expended in the pursuit of knowledge by the narrator, no progress is ever achieved towards that goal. The novel is a story of epistemological disappointment, a deferral of knowledge that loses its way amidst its own uncertainty. The part-time narrator, Jacques, ends up, like the reader, knowing without knowing, lost in self-conscious speculation, but using what partial truth he thinks he does possess to attempt a seduction of Lol. (150)

Pour Jacques, la mise en écriture du personnage de Lol ( il s’agit, en effet, d’un personnage à ses yeux) représente en même temps une séduction qui ne va pas jusqu’au bout, car le roman se termine sans résolution nette ou satisfaisante. Ce point de vue nous donne une nouvelle perspective sur le pouvoir narratif de Jacques. Au fond, il n’arrive pas finalement à maîtriser sa narration, ni Lol elle-même, à cause de sa démarche obsessionnelle. Après un certain moment, Jacques ne peut plus maintenir une distance autoritaire face à son sujet. En tentant de s’insérer, littéralement, dans la vie de Lol, telle qu’il l’imagine, Jacques invente un épisode de son passé, et explique, « je crois voir ce qu’a dû voir Lol V. Stein » (Duras 69). Ici, notre narrateur ne sait plus se dissocier de la figure de Lol, et il se fait entrer dans le récit, tout à côté de Lol. Jacques commence donc à se construire en même temps, à confondre la certitude de sa propre vie avec l’énigme de celle de Lol.

Ceci dit, comment est-ce que nous pourrions caractériser cet engagement intense dans la folie de Lol? La notion du transfert entre le patient et le psychanalyste nous est pertinente quant aux implications de Jacques. Ce qui est surtout curieux ici, ce n’est pas le transfert d’émotions de Lol, en tant que patiente symbolique, à la figure de Jacques, en tant que psychanalyste symbolique, mais plutôt l’inverse. Car, ce qui se fait voir chez Jacques, c’est son incapacité de rester à part, de s’éloigner de Lol, de garder une perspective objective et neutre. A un certain moment, il veut masquer la voix de Lol derrière la sienne: « Je désire comme un assoiffé boire le lait brumeux et insipide de la parole qui sort de Lol V. Stein, faire partie de la chose mentie par elle » (124). Jacques veut, littéralement, consommer la voix de Lol, dévorer sa parole. Ce désir symbolique suggère également une fusion entre les deux voix, telle qu’on voit déjà dans le silence métaphorique de Lol, qui ne peut se faire entendre qu’à travers la parole (écrite) de Jacques. Le narrateur cherche donc à posséder Lol par extension, car sa voix est une véritable métonymie de son être. Cohen signale qu’un tel désir de la part du narrateur suggère une quête épistémologique malsaine qui renvoie, finalement, à la recherche du soi: « the dynamics of Hold’s phantasm involve a complex nexus of cruelty, (self) destruction and perversion, articulated around a desire for knowledge defined as possession. Lol represents a mystery he would like to elucidate for the knowledge it will bring about himself » (35-6). Jacques se plonge dans tout ce qui est énigmatique chez Lol V. Stein, cherchant à se posséder à travers la possession (symbolique et littérale) de celle-ci.

Étant donné ce pouvoir narratif, Jacques n’arrive pas à s’empêcher d’être captivé par la « folie » de Lol. Comme le résume Suleiman, il s’agit d’une femme dont la « maladie » ne cesse d’attirer Jacques: « [her] madness constitutes the chief fascination she holds for the narrator » (126). Pour le narrateur, en faisant un effort pour connaître Lol, il faut tout d’abord tenir compte des impossibilités d’une telle tâche. Il explique ce paradoxe ainsi: « moi seul de tous ces faussaires, je sais: je ne sais rien. Ce fut là ma première découverte à son propos: ne rien savoir de Lol était la connaître déjà. On pouvait, me parut-il, en savoir moins encore, de moins en moins sur Lol V. Stein » (Duras 94). En reconnaissant ici les défauts, les faussaires, de sa méthodologie, Jacques comprend que son attirance pour Lol repose sur tout ce qui lui est inconnu et sur tout ce qui n’est pas saisissable chez elle. La « folie » de Lol devient donc une exploitation sexuelle vis-à-vis des hommes, car ce n’est pas seulement Jacques qui cherche à posséder Lol à partir de sa « folie ». Par exemple, Jacques remarque à un moment donné que Jean, le mari de Lol, ne la connaît qu’à travers son rapport à sa « maladie »: « [j]e ne crois pas qu’il la connaisse autrement que par le ouï-dire de sa folie ancienne » (166). Comme Jacques, Jean est supposé avoir construit une identité pour Lol à partir de sa réputation publique. Duras arrive ainsi à mettre en question, indirectement, la construction de l’identité féminine par la voix du psychanalyste masculin. Ce faisant, comme nous l’avons déjà vu, Jacques exerce de moins en moins de contrôle sur le récit et sur lui-même, et se montre victime de sa propre démarche. A un moment donné, il reconnaît le pouvoir narratif exercé sur lui, par Lol elle-même. Il explique, par exemple, que « [j]e fais partie d’une perspective qu’elle est en train de construire avec une obstination impressionnante, je ne lutterai pas » (154). A son tour, bien qu’elle n’en soit pas consciente, c’est Lol qui possède, indirectement, le pouvoir narratif auquel Jacques est obligé de se soumettre. Autrement dit, la fascination malsaine de Jacques finit, paradoxalement, par le rendre de moins en moins actif dans la construction de la figure de Lol. Peu à peu, les échecs de sa narration commencent à se révéler, et le lecteur, auparavant confiant dans le témoignage du narrateur, est obligé de remettre en question tous les faits subjectifs fournis par celui-ci, et de se demander s’il s’agit même de la folie chez Lol ou plutôt d’une incapacité de la part de Jacques de la lire.

Cixous et la remise en cause de la folie

D’où vient la notion de la folie chez Duras? Comment la définir, mieux la préciser? Dans son œuvre sur le rôle de la folie dans l’œuvre durassienne, Raynalle Udris constate que la folie chez Lol n’est qu’une construction aveugle de la part du narrateur, et le résultat de son incapacité à se voir en tant qu’entité séparée: « Lol’s madness becomes exclusively a consequence of Hold’s act of reason », selon elle (45). Autrement dit, l’épistémologie de Jacques, basée sur la raison, sur une tentative dite « logique » de comprendre Lol, se juxtapose avec tout ce qui n’est pas rationnel chez celle-ci. Par conséquent, les deux personnages se définissent à partir de leur rapport, et l’identité imposée sur Lol n’est que le résultat de résistance de celle-ci: c’est un concept relatif. Cependant, Udris poursuit ce fil et met en lumière les défauts d’une telle approche de la part du narrateur:

Hold has approached Lol’s character from the expected and reassuring side of logic and reason, and soon becomes trapped in the limitations of an epistemology based on knowledge and on the logic of causality and circumstance. The narrator’s doubt and confusion contribute to the construction of a character apprehended as absence. (59)

Le lecteur doit donc se méfier de la notion du « vide » chez Lol et de la représentation de sa folie. Comme nous l’avons déjà souligné, les lacunes épistémologiques de la démarche de Jacques doivent être prises en compte dans la construction de la folie chez Lol. Ceci dit, s’agit-il véritablement d’un roman sur l’hystérie? Duras elle-même refuse cette interprétation réductrice: « la maladie mentale. . . est vraiment nommée de l’extérieur. . . on ne peut pas dire que je traite d’une maladie dans Lol V. Stein ».[3] Pour Duras, la maladie chez Lol n’est pas implicite, mais plutôt une construction sociale, notamment du narrateur.

Si Duras renonce aux limites d’une telle interprétation, elle ne s’empêche pas quand même de mettre en exergue la notion de la folie et d’enchaîner sur la quête identitaire:

Une perte progressive de l'identité est l'expérience la plus enviable qu'on puisse connaître. C'est en fait ma seule préoccupation: la possibilité d'être capable de perdre la notion de son identité. C'est pour cette raison que la question de la folie me tente dans mes livres. Aujourd'hui nous souffrons tous de cette perte d'identité, de cet éparpillement de la personnalité. C'est la maladie la plus répandue—il faut l'apprécier dans ce qu'elle a de bien. [4]

Duras fait un rapprochement entre la folie et la perte de l’identité; c’est ainsi que le (non) portrait de Lol se fait voir dans le roman, car sa véritable identité ne se montre qu’à peine. Ce qu’il y a, au fond pour Duras, c’est une véritable jouissance. Cette remise en question de la folie se voit également dans Lol V. Stein. Tandis que le narrateur construit le portrait d’une femme dérangée, il ne réussit pas à la « guérir », ni à bien expliquer les causes de sa prétendue maladie: son personnage reste énigmatique et insaisissable jusqu’à la fin du roman. C’est justement ce qui est insaisissable chez Lol qui fait sa force comme personnage féminin. Dans un entretien avec Xavière Gauthier, Duras explique son propre attachement au personnage ainsi: « Il y a une chose troublante, c’est que je l’aime infiniment, cette Lol. V. Stein, et je peux pas m’en débarrasser. Elle a pour moi une sorte de grâce inépuisable » (Duras et Gauthier 160). Le personnage de Lol V. Stein émerge donc des contraintes du récit, créées par Jacques, et se montre fort et indépendant.

Ceci dit, comment faire intervenir la notion de l’écriture féminine et son rapport à la folie tel que nous venons de le voir? Suleiman insiste sur le croisement de l’écriture féminine et le nouveau roman, tel qu’il apparaît dans Lol V. Stein: « Lol V. Stein is the most important single narrative in which literary modernity and écriture féminine are self-consciously merged » (126). Dans La venue à l’écriture, Hélène Cixous examine la soumission de la femme à ses propres facultés comme écrivaine. Ce faisant, Cixous signale que la recherche de la voix (littéraire), y compris l’autobiographie féminine, comprend également l’abandon à ce qu’elle nomme la « folie ». En se demandant pourquoi elle écrit, elle répond ainsi:

De raison, aucune. Mais il y avait de la folie. De l’écriture dans l’air autour de moi. Toujours proche, enivrante, invisible, inaccessible. Écrire me traverse ! Cela me venait soudain. Un jour j’étais traquée, assiégée, prise. Cela me prenait. J’étais saisie. D’où? Je n’en savais rien. Je n’en ai jamais rien su. D’une région dans le corps. Je ne sais pas où elle est. ‘Ecrire ’ me saisissait, m’agrippait, du côté du diaphragme, entre le ventre et la poitrine, un souffle dilatait mes poumons et je cessais de respirer. (18)

Pour Cixous, le manque de raison, aussi bien que la présence du corps, accompagnent la venue à l’écriture. Dans Lol V. Stein, nous pouvons interpréter la folie comme un refus du discours masculin, comme une prise de position de la femme écrivaine. Comme pour Duras, la perte de raison signale pour Cixous une quête identitaire plus profonde. Elle ajoute, « en vérité je n’ai aucune ‘raison’ d’écrire. Tout vient de ce vent de folie » (42). En mettant « raison » entre guillemets ici, Cixous suggère, comme le fait Duras, que la raison est un concept flou et impossible à cerner: ce qui fournit du sens à l’écriture féminine, c’est justement le refus de la « raison ».

C’est à partir des pensées de Cixous que nous devons aborder la prétendue certitude de la folie. Lol V. Stein n’est pas un roman sur l’hystérie, mais plutôt une remise en cause de l’épistémologie, soit psychanalytique, soit littéraire, du narrateur et de sa propre incapacité de faire une lecture adéquate de Lol. Car c’est le travail du lecteur de (ré)interpréter, à son tour, l’analyse fournie par le narrateur, de faire sa propre lecture de la « folie » telle qu’elle se présente chez Lol. Déjà méfiant du narrateur, le lecteur commence à lire, pour lui-même, non pas le personnage de Lol, mais les défauts d’une telle lecture de la part du narrateur. Par conséquent, le lecteur arrive à distinguer, plus nettement, les hypothèses du narrateur et la mentalité de l’auteur. Lol V. Stein, Lola Valérie Stein, finit non pas par se montrer forcément dérangée et hystérique, mais comme un femme compliquée, et par conséquent, ravissante.


Notes

1 Voir, par exemple, Le vice-consul,L’amante anglaise et Moderato Cantabile, entre autres. back

2 Désormais, nous utiliserons, non pas sans hésitation, le terme « folie » lors des références à Lol V. Stein, tout en reconnaissant les conséquences réductrices d’un tel emploi. Nous examinerons de plus près la notion de la « folie » telle qu’elle se voit chez Duras. back

3 Duras, Marguerite, cité par Raynalle Udris, 44. back

4 Duras, citée par Carole Murphy. « Alienation and Absence in the Novels of Duras. » French Forum (1982). back

 

Works Cited

Brooks, Peter. Reading for the Plot. New York: Alfred Knopf, 1984.

Cixous, Hélène. “La venue à l’écriture.” Entre l’écriture. Paris: Des femmes, 1986.

Cohen, Susan. Women and Discourse in the Fiction of Marguerite Duras. Amherst: University of Massachusetts Press, 1993.

Duras, Marguerite. Le ravissement de Lol V. Stein. Paris: Gallimard, 1964.

Duras, Marguerite et Xavière Gauthier. Les parleuses. Paris: Editions de Minuit, 1974.

Freud, Sigmund. Dora: An Analysis of a Case of Hysteria. New York: Collier Books, 1963.

Hill, Leslie. “Lacan with Duras.” In John Lechte, ed. Writing and Psychoanalysis. New York: Arnold, 1996.

Murphy, Carole. Alienation and Absence in the Novels of Duras. (Lexington, Kentucky: French Forum, 1982).

Schuster, Marilyn. “Reading and Writing as a Woman: The Retold Tales of Marguerite Duras.” The French Review 58 (Oct. 1984): 48-57.

Suleiman, Susan Rubin. “Nadja, Dora, Lol V. Stein: Women, Madness and Narrative.” In Shlomith Rimmon-Kenan, ed. Discourse in Psychoanalysis and Literature. London: Methuen, 1987.

Udris, Raynalle. Welcome Unreason. Atlanta: Rodopi, 1993.