La mythologie féminine dans Les fées ont soif : un exorcisme par le langage
Anne Mireille Stock

C'est parce que tous les personnages
de cette histoire ne sont pas nés du
hasard et que leur ressemblance
avec le monde environnant n'est pas
fortuite que nous publions ce livre.

-- Denise Boucher, Madeleine Gagnon

Le 18 novembre 1978, l'écrivaine québécoise Denise Boucher fait son entrée dans le monde du théâtre avec la première représentation de sa nouvelle pièce, Les fées ont soif : un début qui marque un moment décisif dans l'histoire de l'écriture féministe au Québec. Dans ce travail qui se voit à la fois condamné et acclamé, Boucher cherche, à travers une analyse spatiale et linguistique, à examiner les rapports entre la femme et le mythe. La femme chez Boucher habite un lieu qui n'est pas le sien, un espace où les rôles joués dépendent non pas de la subjectivité de l'individu mais de toute une toile de mythes préexistants. Dans cet univers, il est impossible pour la femme de maîtriser l'espace qu'elle habite et, par conséquent, comme nous le verrons, son discours. Le discours de la femme à l'intérieur du système patriarcal ne peut être qu'un faux discours, un discours figé, qui sert à cloîtrer la femme sous le voile de l'étiquette de la féminité et sert ainsi à la repousser du pouvoir social et littéraire. Dans les lignes qui suivent, nous allons examiner la représentation de la condition féminine dans la pièce de Boucher ainsi que sa libération physique, idéologique et surtout discursive. Une lutte contre la femme métaphorisée, iconisée et figée se livre à travers ses personnages qui se rebellent contre la société patriarcale et contre l'Église Catholique. À l'aide des écrits de Barthes, de Cixous, de Théoret et d'autres, nous allons considérer le double processus d'appropriation et de déconstruction, le passage de la fermeture vers l'ouverture et, partant, du passé vers l'avenir. Pour parler du discours révolutionnaire au Québec il faut d'abord tenir compte du discours de la Révolution Tranquille, point déterminant dans l'évolution idéologique du Québec. Poussé surtout par le courant nationaliste, ce discours a des répercussions autant sur le plan théologique que sur le plan politique ; c'est surtout à cette époque que l'on voit la mise en question de l'autorité de l'Église Catholique qui était, jusqu'à ce point, absolue. Mais une table rase totale des modèles qui, depuis des siècles, constituaient une partie intégrale de la culture, est-elle possible? Nous y reviendrons.

D'emblée, l'écrivaine québécoise de cette époque se trouve donc dans une situation particulière qui la différencie de ses consoeurs anglophones, aussi bien canadiennes qu'américaines, ainsi que des féministes françaises de la même période. L'écrivaine québécoise se trouve à l'intérieur d'une plus grande communauté littéraire qui cherche un nouveau langage, d'où les expériences du joual «littéraire» des années 60 et 70 qui caractérise les oeuvres telles que Le Cassé de Jacques Renaud et Les Belles Soeurs de Michel Tremblay. De plus, la déconstruction générique qui relève du mouvement post-moderne en littérature est bien vivante au Québec à l'époque, aussi bien au niveau des romans qu'à celui des écrits dramatiques. Les écrivains et les écrivaines de la Révolution Tranquille dépendent ainsi du pouvoir de la langue de provoquer un changement, même si hommes et femmes ont leur propre projet.

Comme l'écrivain québécois se trouve condamné à jouer un rôle «dans une histoire dont il ne serait jamais l'auteur»[1] et cherche ainsi une littérature à lui, l'écrivaine québécoise cherche à se dire aussi, face à une autre tradition -- la tradition littéraire qui veut que le personnage féminin ne se parle qu'à travers un intermédiaire masculin. Le conflit se met ainsi en place. Lucie Robert, dans ses études sur la sociologie de la littérature, constate que le texte littéraire est le résultat d'un travail réalisé dans un contexte social conflictuel dont le conflit (aussi bien que les autres textes qui l'entourent) laisse son empreinte forcément sur le texte (Robert 268). On pourrait ainsi dire que Les fées ont soif est un texte du style «manifeste» qui naît d'un conflit mais qui sert autant d'appel au changement, un appel qui se rend apparent dès le début de la pièce :

Nous en appelons à toi, Jeanne
À toi Marie, à toi Louisette
À toi Dominique, à toi Katerine
À toi Hélène, à toi Francine
À toi Justine, à toi Philippe [...](45).

Si nous supposons que le conflit existe, dans le cas de cette pièce, entre la femme «réelle» et la femme mythique, il serait utile de prendre comme point de départ la notion de mythe chez Barthes. Même si, dans Mythologies, il aborde cette notion uniquement dans le contexte de la société française d'après-guerre, il nous offre quand même quelques pistes qui contribueront à notre compréhension de la femme mythique à travers les siècles. La notion de mythe, définie dans les termes les plus simples comme récit légendaire racontant les exploits des héros et des dieux, est présentée par Barthes d'un point de vue plus strictement sémiotique : ici, le mythe est un langage qui signifie ce qui est fictif, flou ou illusoire. Selon Barthes, nous vivons dans une société saturée de signes. Ces signes, ou mythes, fonctionnent comme une partie intégrale du système de pouvoir en place. Les mythes créés par une société donnée servent à nourrir et légitimer les structures de pouvoir. Le rapport est ainsi symbiotique : le pouvoir crée et légitime le mythe et le mythe se perpétue pour assurer la légitimation du pouvoir. D'une manière semblable, le monde accorde au mythe une réalité et «ce que le mythe restitue, c'est une image naturelle de ce réel» (251). Le projet de Barthes dans Mythologies est donc de dévoiler les images et les croyances qui sont vues comme «naturels» :

Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d'impatience devant le «naturel» dont la presse, l'art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n'en est pas moins parfaitement historique : en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l'exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l'abus idéologique qui, à mon sens, s'y trouve caché (7).

Ici se lance le débat perpétuel entre la Nature et la Culture, un débat d'importance particulière pour les féministes ou, disons, pour les femmes. Le mythe est donc, selon Barthes, une construction sociale qui se présente comme naturelle mais qui est, en fait, fabriquée par l'Histoire. Le dominant, en se cachant derrière «le naturel» (mais, en fait, le mythe) assure sa propre dominance mais ceci est, selon Barthes, une simplification de la culture, une schématisation des rôles joués :

En passant de l'histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, supprime toute dialectique, toute remontée au delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l'évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l'air de signifier toutes seules (252).

Boucher rend évident sa compréhension de la tendance sociale vers la simplification des rôles génériques en créant un tableau minimaliste: il n'y a que trois personnages; à chacun sa propre étiquette, à chacun son propre lieu.

Le lieu de la femme mythique ou stéréotypée peut se comparer à la gynécée, l'intérieur de la maison où, dans le monde antique, la femme se cachait. Barthes met en question la représentation de la femme dans l'hebdomadaire français Elle, un espace dit «féminin» : «monde sans hommes, mais tout entier constitué par le regard de l'homme, l'univers féminin d'Elle est très exactement celui du gynécée. Il y a dans toute démarche d'Elle ce double mouvement : fermez la gynécée et puis seulement alors, lâchez la femme dedans» (61-62). Même si Barthes nous présente ici un cas particulier de la position de la femme dans la culture populaire, la délimitation spatiale dont il nous parle est parallèle à celle des personnages de Boucher. L'espace dit «féminin» peut être décevant. La femme dans Elle ne peut parler, agir ou vivre que sur la page. Les trois actrices ne peuvent parler, agir ou vivre que sur scène.

Les fées ont soif fait partie de toute une série d'oeuvres dramatiques dans lesquelles on voit une fascination de la part des écrivaines pour la femme mythique : la femme sorcière, la femme enchanteresse, la femme énigmatique. Vers la fin des années 70 on voit la parution de plusieurs textes (La Nef des sorcières, Les Enfants du sabbat, parmi d'autres) qui traitent tous de la notion de «femme pécheresse» et sexualisée, ainsi que de ses incarnations mythiques : la sorcière et la fée. Hélène Cixous, dans «Le Rire de la Méduse» exposait à ce même époque l'anxiété provoquée par la sexualité féminine dans la société patriarcale. La sorcière, dans ce contexte, représente l'inimaginable : la mort et la sexualité féminine. Cixous constate également que, dans le discours traditionnel sur la sexualité, on associe nécessairement l'écriture féminine à la peur de l'homme devant la femme qui se révèle : «Les vrais textes de femmes, des textes avec des sexes de femmes, ça ne leur fait pas plaisir ; ça leur fait peur ; ça les écoeure» (40). Si la Méduse, selon Cixous, possède une connaissance de son corps sexuel, la Vierge n'en a aucune. Pour cette raison, au lieu d'être le sujet de son discours, la Vierge ne peut être que l'objet du discours de l'autre. Pour rendre la distinction plus claire on pourrait dire que si, au fond, la sorcière et la Vierge ont en commun la féminité biologique, elles se distinguent par le fait que la Méduse est la femme qui trouve sa voix, tandis que la Vierge reste pour toujours une icône. De plus, l'opposition Sorcière-Vierge met en relief l'opposition entre la péché et le sacré, la loi et la faute. En outre on produit (même à l'intérieur du genre féminin) un soi et un autre : «Contre les femmes ils ont commis le plus grand crime : ils les ont amenées, insidieusement, violemment, à haïr les femmes, à être leurs propres ennemies, à mobiliser leur immense puissance contre elles-mêmes, à être les exécutantes de leur virile besogne» (Cixous 41).

On ne peut pas nier le fait que La Vierge, en tant qu'icône religieuse, possède un certain pouvoir ; mais quel en est le caractère? Il peut nous sembler, à première vue, que le pouvoir qu'on accorde à la Vierge est le symbole du pouvoir féminin, mais ceci ne peut pas être possible : Comment peut-on exercer un pouvoir si l'on est muet? La Vierge est plus un modèle féminin qu'une création féminine. Son autorité vient du patriarcat, le sculpteur de l'image, mais elle exerce son pouvoir sur les femmes en servant de modèle de la femme parfaite. Ce lien qui s'établit a priori entre (l'image de) la Vierge et la femme «réelle» est donc douteux.

La Vierge, comme Julia Kristeva l'a dépeinte dans son article «Stabat Mater», représente tout ce qui est tranquille et conformiste. Selon cet article, la représentation religieuse aussi bien que séculaire de la féminité dans notre civilisation se caractérise exclusivement par la maternité, le maternel représentant à la fois les particularités de l'espèce, «la nature», et la crise d'identité associée au nom propre, «la culture» (134). Le mythe chrétien de la maternité virginale contribue à la propagation d'une certaine image de la maternité désexuée dans la culture mondiale mais, comme Kristeva nous l'explique, ceci est un mythe tordu, façonné et refaçonné à travers des siècles (135).[2] De plus, ce n'est pas seulement le statut sexuel de Marie qu'il faut mettre en question. Kristeva constate que toute sa biographie est une fabrication, un mythe construit comme une mosaïque d'éléments tirés de nombreuses sources. Le point culminant de son existence étant la naissance de son fils, la biographie de Marie a été refaçonnée par le christianisme selon le modèle de la vie de Jésus (137). La Statue, dans Les fées ont soif, confirme ce lien définitif entre la Vierge et Jésus. Son identité n'existe que par rapport à la vie de Jésus et, comme elle nous l'illustre, par rapport à sa mort : «Puisque je lui avais donné la vie, on me disait aussi responsable de sa mort. On me rendait coupable de toutes les morts» (83). La notion de conception (de maternité) sans contact physique (sans jouissance féminine) produit par la suite ce symbole de la femme vertueuse. La Vierge, représentant la chasteté, entre ainsi en combat contre la fée mythique, la pécheresse. Le personnage de Marie n'a donc «aucun désir» pendant que Madeleine est «fille de joie» (47, 48).

Le problème auquel les écrivaines féministes québécoises font face naît de cette association définitive entre la féminité vertueuse et la maternité, entre l'acceptation et le refus des principes de la doctrine chrétienne. Le but de Boucher dans Les fées ont soif n'est donc pas d'explorer le mythe de la Vierge mais plutôt de rechercher la femme Marie qui se cache là-dedans, fait qu'elle nous présente dès l'avant-propos de sa pièce :

Depuis les genoux de mon enfance, le personnage de la Sainte Vierge s'est promené dans mon corps et dans ma tête. La femme Marie me hantait. Où était-il possible de la rencontrer? [...] Toute une culture d'hommes célibataires avait projeté et transféré ses fantasmes de virginité sur la mère de Jésus et toutes les autres femmes. Une culture d'hommes qui n'a fabriqué qu'un seul archétype de référence aux femmes, celui de la vierge. Une femme qui ne jouit pas, c'est une vierge. Qu'elle soit mère ou putain. Les femmes ont été exilées de la jouissance de leur corps (39).

Depuis le défi lancé par Beauvoir, les féministes cherchent à lutter pour entrer dans les structures établies par une hiérarchie masculine. Avec Les fées ont soif, Boucher rend évident le fait qu'il ne s'agit pas d'un simple acte d'entrée. Il faut d'abord sortir. Elle illustre cette évolution en employant les trois incarnations de la femme allégorique, la nouvelle «Sainte Trinité» : Marie, la femme et la mère ; Madeleine, la prostituée ; et la Vierge, une statue vivante en plâtre.

Le personnage de Marie représente la mère et l'épouse. Son identité est annoncée par son tablier, son lieu est l'espace domestique. Pour elle, l'acte sexuel n'a rien à voir ni avec la jouissance, ni avec l'amour, car elle est mère de deux enfants et épouse d'un homme qui insiste qu'elle le serve. Antithèse de Marie, Madeleine la prostituée a un statut transitoire : son lieu est la rue et ses bottes servent de symbole de cette vie de passagère. Pendant que Marie se voit cloîtrée dans l'espace domestique, Madeleine est limitée à l'espace urbain. Elles essaient toutes les deux de s'échapper de leur existence douloureuse, Marie par son Valium et Madeleine par sa bière. Ces deux personnages prennent une place chacune des deux côtés de la scène. Cependant, au centre de la scène, il y a la Statue : figée de l'extérieur, mais habitée par l'esprit dynamique de toute femme.

La pièce se présente comme une série de monologues à trois voix, chacun des personnages prenant la parole indépendamment des autres femmes qui habitent la même scène. Cependant, le style n'est pas statique : dirigé vers un moment de prise de conscience, nous passons du monologique au dialogique, au point où les voix qui étaient jusqu'ici isolées commencent à s'entendre. Chaque femme sort de son espace à elle pour établir un contact avec une autre qui était, auparavant, invisible. C'est Madeleine qui est la première à reconnaître dans l'autre les mêmes sentiments de solitude : «Mon Dieu, vous êtes tu seule, vous aussi. On prend-tu un coup ensemble? Venez donc prendre une bière avec moi» (53). En revanche, il ne s'agit pas simplement d'un dialogue entre ces trois personnages. On assiste, dans d'autres séquences, à une mise en abyme scénique où les personnages adoptent le rôle de l'Autre, de l'homme, pour jouer les scènes les plus affolantes de la pièce -- là où la femme est battue, là où elle est violée et là où elle se trouve face au juge dans le procès qui suit le viol. Dans chacun des cas, les autres personnages adoptent les rôles masculins et vivent ainsi pour la première fois la position du dominant. Ces trois scènes (surtout la dernière où la femme se trouve face à la «justice» masculine) mènent au moment de réalisation pour les trois femmes. Ces scènes quasi-réalistes, qui mettent l'accent sur le rôle du physique dans l'existence féminine, fournissent un contraste aux scènes plus fantastiques qui mettent l'emphase sur le rôle du langage, tissé partout dans l'oeuvre sous forme de répétitions poétiques, de chansons et de jeux langagiers qui servent à démontrer la qualité arbitraire du langage, la première étape de la déconstruction du discours patriarcal.

Une nouvelle langue féminine et québécoise, le travail principal de Boucher et de ses consoeurs, ne peut venir que d'une nouvelle rationalité linguistique, ce que certaines appellent une folie. Le personnage de Marie constate : «Y disent tout' que chus folle [...]» (62). La folie signifie, pour le personnage de Boucher, la rencontre antinomique entre le sentiment féminin et la «vérité» masculine. Selon d'autres écrivaines de l'époque, la folie signifie l'acte de rupture de la femme d'avec un langage masculin. La folie pour Madeleine Gagnon dans son roman Lueur n'est pas une folie aveugle mais plutôt une folie stratégique, le sens qui émane du corps féminin et qui rejette les modèles imposés. C'est un espace prélinguistique, comme nous dit France Théoret dans Entre raison et déraison (60).

Face au dominant, la femme mythique, la Statue, se tait : «Voulait que je me taise sans cesse pour n'écouter que lui toujours. Lui fallait un sourire de Bouddha, une tête de Sphinx, un oeil de Vierge. Me voulait Mona Lisa et se gardait la poker face» (85). Cependant, Marie, la femme «réelle», reconnaît l'impossibilité de la communication féminine à l'intérieur du discours masculin : «Ils t'ont trompée, maman. Leur langue ne nous appartient pas. Elle ne nomme rien de ce que je cherche. Elle cache mon identité» (77). Dans leur quête discursive, les personnages jouent avec la langue : «Je suis une bien vilaine sujette»(42), nous dit Madeleine au début de la pièce. Dans les discours ludiques, ces personnages rendent vivant ce dont Théoret nous parle : «C'est en touchant le désordre de la parole dans le langage poétique que j'inscris ce qui m'est indissociable du vivre-écrire» (59). Il faut d'abord passer par le chaos avant de découvrir un nouvel ordre. Le mode d'expression des personnages dans Les fées est donc le conditionnel, le mode de l'imaginaire et du possible. Elles font l'éloge de ce lieu privilégié de la possibilité dans «La Chanson au conditionnel» :

Disons que j's(e)rais la plus belle du monde, la plus belle du monde
Mettons que j's(e)rais la plus fine du monde, la plus fine du monde
Disons que, mettons que, disons donc, supposons ;
Disons que, mettons que, disons donc, supposons ;
Disons que, mettons que, disons donc, supposons
(109).

L'arbitraire du symbolique est la Loi qui gouverne la femme. Si La loi accorde à la femme le rôle maternel, une attente basée encore une fois sur le mythe féminin et ainsi sur le mimétisme, la femme qui rejette ce rôle ne peut être vue que comme une «vieille petite fille», une fille dans le corps de la femme (Théoret 78). L'idéal est donc la Statue, l'image de la maternité virginale : «Moi, je suis une image. Je suis un portrait. J'ai les deux pieds dans le plâtre. Je suis la reine du néant» (49). La position de l'écrivaine n'est pas moins difficile que celle de la vieille petite fille. Dans l'institution littéraire, sa seule légitimité est celle qui lui est accordée par l'Autre -- tout passe par l'Autre, y inclus la raison. Son travail est la quête d'une nouvelle raison, la raison au féminin. Cependant, cette quête implique un effort intense puisqu'il faut examiner non seulement la mémoire culturelle mais aussi la réalité quotidienne. Dans le processus d'appropriation dans lequel chaque femme s'implique, l'écrivaine québécoise se trouve invariablement à l'écart : «Écrivaine et Québécoise. Ces mots me situent en retrait» (Théoret 11). Obligée de vivre dans un espace restreint, l'écrivaine essaie de sortir du mimétisme masculin. Cependant ceci est un acte qui risque de déranger l'ordre en place, un ordre qui se base sur un système de cadres et de mythes.

Le lien entre Boucher et ses personnages se voit facilement : l'écrivaine aussi bien que ses personnages luttent au nom de la subjectivité. Comme elle nous le dit dans l'avant-propos : «Qui suis-je moi qui n'ai jamais été?» (39). La femme seule, emprisonnée dans une situation patriarcale, ne peut pas se faire entendre. Elle ne réussira jamais à rendre plus forte la voix de son je féminin face à la voix puissante du grand Tout qui l'entoure. Au niveau des personnages, il faut que les trois femmes s'unissent afin de devenir assez fortes pour faire taire la voix de l'Autre. D'une manière semblable, à travers l'acte d'écriture, la dramaturge donne vie aux personnages qui deviennent le porte-parole des femmes réelles, celles qui se trouvent muettes et paralysées par un environnement qui assure leur impuissance.

Le roman est choisi par beaucoup d'écrivaines féministes comme le genre qui exprime de la manière la plus efficace le lien entre le sujet et le langage ou l'écriture du corps. Dans la dernière phrase de son livre Entre raison et déraison, Théoret illustre le rapport symbiotique qu'elle voit entre le roman et la langue : «Quand la langue bouge, le roman nous le dit» (164). Selon Théoret, le roman au féminin est né d'une pulsion intérieure, d'une turbulence dialogique entre le réel et le voilé, entre la raison et la déraison et c'est dans la brèche entre les pôles que les écrivaines se créent un nouvel espace d'expression. Le point est incontestable : le roman est, sans aucun doute, un genre qui se prête à l'écriture du corps féminin, mais il faut également examiner la spécificité du genre dramatique en ce qui concerne la prise de parole de la femme. Si le texte romanesque existe à un seul niveau, celui de l'écrit, il faudrait admettre que le texte dramatique en existe à deux. Sa forme initiale est la forme écrite mais, au moment de sa représentation, le texte dramatique se différencie du roman : pendant que l'un fait lire la parole, l'autre la fait vivre. Du point de vue du lecteur, la pièce entre dans le monde du concret, du visuel et du sonore : une représentation a une immédiateté qui ne joue pas dans le texte romanesque. Pourtant, cette prise de parole n'est pas une méthode de communication directe entre la dramaturge et l'auditoire, ni entre les personnages et l'auditoire. Les personnages ne sont que des représentations féminines, ils ne sont que des porte-parole de leur créatrice. Mais alors, malgré l'effet de réel particulier au théâtre, peut-on dire que le texte joué est moins abstrait que le texte lu ? A cette question il n'y a peut-être pas de réponse.

La prise de parole de la femme mythique est née de la prise de contrôle du discours. Le contrôle du discours vient, en premier lieu, du contrôle de l'espace : c'est ainsi que les personnages sortent de leur espace respectif pour avoir un contact avec les autres femmes. Selon Karen Gould, la femme ne contrôle pas l'espace. Elle créé un lien associatif entre la notion d'espace et la conscience:

When we speak of the representation of space in modern literature, we are immediately talking about the functioning of consciousness itself, about the complex ways in which a particular physical space in the existing material world has been identified, recorded, and transformed by one's intellectual perceptions, emotional sensibility, and physical responses (1).

Il y a donc un espace de soi, et un espace de l'autre. Dans la société dépeinte dans Les fées ont soif, l'autre, c'est l'homme. Il s'agit, donc, de deux forces opposées, celle qui est forte -- qui contrôle l'espace -- et celle qui est faible, qui habite cet espace. Sur ce point, Michel de Certeau dans L'Invention du quotidien distingue entre la tactique et la stratégie, deux forces qui jouent dans la pièce de Boucher. La stratégie est la technique du fort pendant que la tactique appartient au faible. La tactique, dans le cas de la pièce de Boucher, est féminine car elle consiste en une action calculée dans l'absence d'un «propre». Le propre, selon de Certeau, est : «une victoire du lieu sur le temps [qui] permet de capitaliser des avantages acquis» (60). Les personnages de Boucher se trouvent sans «propre» car la tactique a pour lieu l'espace de l'autre -- ici, c'est l'espace du patriarcat. Celui ou celle qui se trouve sans propre est forcé donc de jouer avec et dans le terrain qui lui est imposé par son adversaire (60-61). Si le début de la pièce voit les femmes enfermées dans les stéréotypes du mythe de la féminité, il est clair que, si elles restent dans ce lieu mythique de l'espace de l'autre, elles se condamnent à la position du faible. Le mythe, comme n'importe quel récit, est un genre fermé, un discours qui non seulement identifie les rôles particuliers mais qui a aussi une fin prédéterminée. Si Marie, Madeleine et la Statue continuent à vivre dans le monde du mythe, la fin de leur histoire est déjà écrite. Il faut donc qu'elles échappent du monde de la prédétermination en trouvant leur propre, en prenant contrôle de leur espace discursif.

Si les personnages de Boucher trouvent sur scène leur propre discours, elles ouvrent cette possibilité aux femmes réelles. Ross Chambers, dans Room for Manoeuver : Reading (the) Oppositional (in) Narrative, reconnaît la puissance de la parole littéraire de changer non seulement le désir, mais la réalité elle-même : "My concern is not with what literature is, but with what it can do. What it can do, I suggest, is to change desire; "reading" is the name of the practice that has the power of producing shifts in desire; and desire does not produce just "fantasy" but reality itself" (xii).

Mais ni la fantaisie, ni la réalité ne se changent facilement et la réception de la pièce en est la preuve :

Le 19 avril 1978, lorsque Jean-Louis Roux, le directeur du Théâtre du Nouveau Monde, dévoile au public la composition de la saison 1978-79, plusieurs sont déçus de n'y compter qu'une seule création québécoise : Les fées ont soif de Denise Boucher. Entre cette première mention publique et la fin de la seconde série de représentations qui s'est terminée le 14 juillet 1979, Les fées ont soif provoquent la polémique la plus violente de l'histoire du nouveau théâtre québécois (Lefebre 204).

Un procès suit ce scandale, un scandale qui remonte à la notion du mythe féminin et le rôle que joue le mythe (autant chrétien que païen) dans la société actuelle. La littérature féministe se trouve face à la justice tout comme le personnage de Madeleine se trouve face au tribunal après la scène de viol. Cette-fois ci, la querelle dans laquelle se trouvent Boucher et son oeuvre tourne autour de la question du blasphème et la position de l'Eglise Catholique, ainsi la querelle éternelle entre la Vierge et la Méduse se perpétue.

Même si la pensée impure est déjà un péché contre l'Église, elle ne peut pas être punie : ce n'est qu'au moment où elle entre dans l'espace verbal qu'elle devient condamnable. Dans ce sens, la prise de parole constitue une étape intermédiaire entre la pensée et l'action (Huston 163). Si l'on jette un coup d'oeil sur l'histoire religieuse au Québec, on voit que la loi établie en 1806 sur le blasphème est très précise : la punition la plus sévère était, bien sûr, de couper la langue de l'offenseur. C'est ainsi que Nancy Huston formule la conclusion de son article à propos de la réception de la pièce de Boucher : "In North America, almost twenty centuries after the birth of Christ, the belief still prevails that - just as the best way to keep a fish from smelling is to cut off its nose - the best way to keep a fairy from being thirsty is to cut out her tongue" (169).

Vingt ans après l'écriture de la pièce, il n'y a plus de scandale ; et Boucher, accompagnée d'autres écrivaines féministes des années soixante-dix, s'est trouvée une niche dans l'institution littéraire au Québec. Si le but de Boucher et de ses collègues était d'ouvrir le champ littéraire, on pourrait dire qu'elles ont réussi. Par contre, les divers mythes de la féminité existent toujours, perpétués par la société actuelle. Ainsi la femme, dès sa naissance, s'inscrit dans le tableau de la Sainte Trinité féminine. Les écrivaines portent ainsi le poids des générations de femmes et, en écrivant, elles s'impliquent dans toute une tradition : «J'écris piégée par mes générations, possédée et dépossédée par l'usage d'une trop commune liberté. La lourdeur sémantique vient de ce lieu de confusion, tandis que l'acte même d'écrire, quête la forme qui seule peut permettre la transfiguration du sens» (Théoret 62). L'évolution vient du bouleversement de la doctrine, des mythes et des moeurs et c'est la progression de la solitude vers la collectivité qui caractérise le projet féministe de Boucher. Si, dans Les fées ont soif, on assiste à la complicité de la Statue avec ses incarnations féminines, on pourrait espérer que dans l'espace de la folie, la Vierge et la sorcière rient ensemble.


Notes

1Dans son article «La fatigue culturelle du Canada français», Hubert Aquin traite la question de l'identité québécoise face au Rapport Durham, un document qui, selon Aquin, assure aux Québécois un rôle secondaire dans leur propre histoire. back

2Le mot même «vierge» s'est éloigné énormément de son cadre linguistique d'origine. Le mot sémitique qui signifie le statut légal d'une jeune fille non mariée a été remplacé par le mot grec parthenos, qui signifie «vierge» dans le sens physique. back


Bibliographie

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de Certeau, Michel. L'invention du quotidien. 1. Arts de faire. Paris: Gallimard, 1990.

Chambers, Ross. Room for Manoeuver: Reading (the) Oppositional (in) Narrative. Chicago : University of Chicago Press, 1991.

Cixous, Hélène. «Le rire de la Méduse» L'Arc 61 (1975): 39-54.

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Gould, Karen. «Spatial Poetics, Spatial Politics : Québec Feminists on the City and the Countryside» The American Review of Canadian Studies XII/1 (Spring 1982): 1-9.

Huston, Nancy. «Blasphemy in «Nouvelle France» Yesterday and Today» Maledicta 5/1-2 (1981):163-169.

Kristeva, Julia. «Stabat Mater» Poetics Today 6/1-2 (1985): 133-152.

Lefebre, Paul. «Les Fées ont Soif : une pièce et un débat» L'art dramatique canadien 5/2 (automne 1979): 204-211.

Robert, Lucie. «La valeur sociale du texte» in l'institution du littéraire au Québec. P.U. Laval, 1989.

Théoret, France. Entre raison et déraison. Montréal: Éditions Les Herbes Rouges et France Théoret, 1987.